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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/20

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chasse. Cette rencontre se renouvela, et, durant nos entretiens, rien de ma part ne devait laisser soupçonner mon désir d’être admis dans l’intimité de mes voisins. J’espérais que peut-être ils me proposeraient ce que je souhaitais si ardemment. Enfin, un jour, M. Dumirail vint ici…

— Pour te demander comme un service de donner des leçons de peinture à M. Maurice… Pauvre fieu !… j’étais là, j’ai vu une larme de joie rouler malgré toi dans tes yeux.

— Je feignis cependant d’hésiter à accepter l’offre dont j’étais si heureux. Je ne me reconnaissais pas, disais-je, assez de talent pour enseigner la peinture. M. Dumirail ne tint aucun compte de ma modestie. L’arpenteur géomètre de Nantua était le seul professeur de dessin que l’on pût trouver dans les environs, et Maurice dépassait déjà son maître. Il fut alors question de la rémunération de mes leçons. M. Dumirail insistait d’autant plus à ce sujet, que, peut-être, disait-il, j’aurais deux élèves au lieu d’un.

— À ces mots, mon bon Charles, tu as pâli, tu as rougi. Ton autre élève… c’était ta fille !

— Je l’avoue, j’ai été au moment de me trahir… J’entrevoyais déjà la douce intimité qui, plus tard, s’est établie entre moi et Jeane. Cependant, avant d’accepter l’offre de M. Dumirail, je ne lui cachai pas mon passé : autrefois possesseur d’une fortune considérable, je l’avais dissipée, mais du moins il me restait de quoi vivre indépendant, et, devenu philosophe avec l’âge, les beautés pittoresques du Jura m’attiraient dans ce pays, où je voulais vivre dans une complète solitude. Enfin, ma seule condition à l’accomplissement des désirs de M. Dumirail serait la gratuité de mes leçons. Il parut surpris des revirements de mon orageuse destinée, mais sa confiance en moi ne fut en rien altérée. Une étroite intimité s’établit peu à peu entre nous : je devins l’ami de la maison ; je donnai chaque jour à ma fille, ainsi qu’à son cousin Maurice, leur leçon de peinture. Je pus ainsi apprécier les adorables qualités de Jeane, son caractère loyal, ferme et résolu, son organisation ardente, nerveuse, passionnée, dont elle n’avait pas encore conscience, et que, seul, l’œil d’un père pouvait deviner sous l’angélique candeur de son enfant. Je pus enfin appuyer de mes conseils les principes salutaires dont Jeane était nourrie par madame Dumirail, femme d’un rare bon sens et d’un cœur excellent, digne compagne de M. Dumirail, l’un des meilleurs esprits que je sache. Béni soit Dieu ! Jeane, je te le répète, ne pouvait tomber entre des mains plus pures, plus honorables.