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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/200

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— N’est-ce pas ?

— C’est modeste, mais c’est très-bête !

— Ah bah ! cher monsieur Delmare !

— Oui, il est parfaitement stupide de s’exposer, non-seulement à ne pas obtenir ce que l’on exige, mais à voir arriver justement le contraire de ce que l’on ordonne.

— Le mot de la charade, s’il vous plaît, cher monsieur Delmare ? Vous m’intriguez beaucoup.

— Maurice aura épousé Jeane avant la fin du mois, et ni lui ni elle ne quitteront leur chère retraite du Jura.

— Peste ! c’est de cette façon-là que vous entendez exécuter mes instructions ? Fi ! l’ingrat ! moi qui vous avais nommé in petto mon chargé d’affaires au Morillon ! Ainsi vous refusez de m’obéir ?

Le père de Jeane haussa dédaigneusement les épaules.

— Vous êtes, mon cher, véritablement stoïque et même héroïque en ce moment, — reprit San-Privato ; — mais je serai généreux, je vous donnerai le loisir de cuver le bel héroïsme qui, en ce moment, trouble votre judiciaire… Je vous déclare donc que, si Maurice épouse Jeane et ne vient pas à Paris avant la fin du mois pour tout délai, mon oncle Dumirail et ma cousine Jeane recevront de moi une lettre très-détaillée, très-circonstanciée, dans laquelle je leur révèle et leur prouve que vous êtes le meurtrier de M. Ernest Dumirail.

— Je m’attendais à cette menace.

— Il ne vous fallait point, pour la prévoir, être un grand sorcier, cher monsieur Dumirail, non plus que pour prévoir les conséquences de cette révélation. Reconnaissant en vous le meurtrier d’un frère qu’il adorait, et de qui la mémoire lui est restée si chère, mon oncle vous haïra autant qu’il vous affectionnait. À son aversion se joindra le plus outrageant mépris, car il vous reprochera très-justement l’abominable hypocrisie de votre conduite. Infamie ! s’introduire dans une famille où l’on a porté le déshonneur et la mort ! Vos relations avec les Dumirail seront donc à jamais rompues, et à jamais aussi vous serez séparé de votre fille, car, veuillez remarquer ceci : Jeane, vous croyant le meurtrier de son père, partagera l’horreur que vous inspirerez à M. Dumirail. Il vous restera, je le sais, le moyen de détromper Jeane ; mais, en ce cas, il faudra que vous l’instruisiez du déshonneur de sa mère, votre complice. Or, vous reculerez devant une pareille révélation. Vous le voyez, de toute façon, votre fille sera perdue pour vous. À ceci, vous m’objecterez que, le cas échéant, vous me tuerez