Aller au contenu

Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/216

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Ma fille a hérité de mon amour effréné du luxe et des plaisirs ; ma fille a hérité de l’ardeur de mon sang.

— Mais cela, qui te le prouve ? qui te le dit ?

— Qui me le dit ? Ah ! c’est que j’ai vu ma fille… elle, encore si candide, se troubler, pâlir, rougir, palpiter sous le regard sensuel et effronté du séduisant San-Privato ; et cependant elle aimait, elle aime noblement, tendrement Maurice ! Ah ! c’est que j’ai vu les yeux de ma fille étinceler, son front se redresser fier, rayonnant, comme s’il était déjà couvert du diadème des fêtes éblouissantes dont elle se voyait la reine, alors qu’elle écoutait d’une oreille avide les récits de San-Privato. Ah ! c’est que j’ai vu ma fille… et cela surtout m’épouvante… c’est que je l’ai vue, malgré le mépris, malgré la sincère indignation que lui causaient la lâcheté, la perfidie, le mensonge de cet homme, éprouver cependant une sorte d’admiration mêlée d’effroi pour sa rouerie, son audace, lorsque, par un prodige de présence d’esprit et d’adresse, sortant triomphant d’une situation d’un ridicule mortel pour tout autre que pour lui, il osait, en présence de Maurice, réitérer à Jeane l’aveu de son amour en termes passionnés, brûlants, qui la bouleversaient, portaient le feu dans ses veines ! Aussi, confuse, effrayée de ces sensations si nouvelles pour son innocence, j’ai vu ma fille se jeter dans mes bras en me criant : « Sauvez-moi, je suis perdue ! »

— Hélas ! mon Dieu, c’est déjà terrible ; mais il y a bien loin de là, mon Charles, à cet abîme d’opprobre dont tu parlais.

— Pauvre nourrice, tu ignores combien est rapide la pente du mal. San-Privato est, aux yeux de ma fille, le type du roué, séduisant, sensuel, libertin, sceptique, hardi, insolent et railleur. Il exerce sur elle une sorte de fascination dont se révolte, dont s’effraye encore Jeane, parce que ses mauvais instincts sont à peine éveillés ; mais, crois-moi, Geneviève, s’ils s’éveillaient tout à fait, s’ils se déchaînaient dans leur fougue… oh ! malheur à moi ! malheur à moi ! ma fille me dépasserait de bien loin dans la carrière du vice. Oui, tout me le dit, elle primerait un jour San-Privato lui-même ; elle deviendrait une sorte de don Juan féminin, semblable à cette créature dont le portrait te faisait tout à l’heure frissonner : dehors ravissants, âme implacable, riant des larmes, riant du sang qu’elle fait couler, ayant pour but unique de sa vie l’assouvissement de ses passions, pour règle leur désir, pour frein leur lassitude.

— Miséricorde ! mais ta fille serait un monstre, et ce monstre, c’est ta frayeur qui se le figure, mon pauvre fieu !