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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/217

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— Tiens, nourrice, — s’écrie Charles Delmare en proie à une sorte d’hallucination prophétique, — on l’a dit : les mères et les pères sont parfois doués de la seconde vue… eh bien ! j’en jurerais Dieu… Jeane, à cette heure où tout se tait, où l’on s’écoute penser, Jeane, brisée par les émotions du jour, et agitée par une fiévreuse insomnie, flotte indécise entre l’appel du bien et du mal, entre son bon et son mauvais génie ; tour à tour elle songe à Maurice et à San-Privato. Tantôt le bien l’emporte : alors à ma fille apparaît un avenir riant et pur ; épouse chérie, mère honorée, elle se voit vieillir avec Maurice, entourés de leurs enfants bien-aimés, et atteindre le soir de leur heureuse vie, qui s’est écoulée sereine, comme un beau jour d’été ; alors le cœur de Jeane s’allège, s’épanouit, elle espère. Tantôt, songeant, au contraire, à San-Privato, elle sent palpiter son sein, ses joues s’enflammer, rougir, et pourtant elle est seule dans l’obscurité ; mais le souvenir de cet homme de malheur l’obsède, la domine. Trop innocente encore pour soupçonner où l’entraîneraient ses dangereux penchants, dont à peine elle a conscience, et seulement éblouie, fascinée par le mirage enchanteur d’une vie de fêtes, de plaisirs, de voluptés, elle dédaigne, elle maudit le passé si calme, si prospère, et s’élance dans un étincelant tourbillon, guidée par San-Privato, qui cependant, à ses yeux, est encore pour elle moins un époux, moins un amant qu’un complice.

— Charles, si ta fille en est encore à hésiter entre l’ange et le démon, elle n’est pas perdue, tu le dis toi-même ; s’il y a en elle du mauvais, il y a aussi du bon, beaucoup de bon. Pourquoi, avec ton aide, le bien ne l’emporterait-il pas sur le mal ? Pourquoi, enfin, puisque sa famille et toi désirez ce mariage et que Jeane elle-même, malgré tout, le désire aussi, pourquoi n’épouserait-elle pas Maurice ?

— Là est le salut peut-être, là est mon unique espoir ; car, si le mariage est prochain, la présence de Maurice, la sincère affection que Jeane ressent pour lui, et dans laquelle se concentreront désormais toutes les forces de sa nature passionnée ; enfin la paix, le contentement intérieur dont elle jouira ensuite de tant de luttes, de tant de secrètes angoisses, effaceront peu à peu de son esprit le souvenir irritant, corrosif, de San-Privato ; chaque jour, le charme de ses devoirs prendra sur elle un plus doux empire. Et si elle devient mère… ah ! Geneviève, Geneviève, l’ombre même du mal disparaît de son cœur devant le rayonnement divin de la maternité ; le désir de briller, cette soif de plaisir, si dangereuse dans un milieu qui l’exciterait encore, s’apaiserait, s’éteindrait