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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/229

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— Hier, ne trouvais-tu pas toi-même Maurice et Jeane trop jeunes pour se marier ?

— Oui… mais, me rendant aux sages observations de notre ami M. Delmare, j’ai changé d’avis.

— Mon Dieu, ma chère Julie, — dit M. Dumirail interrompant sa femme avec une croissante impatience, — certes, notre voisin Delmare est un homme d’esprit et d’expérience ; il connaît les hommes, et s’il a un défaut, c’est de les connaître trop bien…

— Ce défaut-là me paraît ressembler fort à une qualité.

— Tu es dans l’erreur, ma chère Julie, car notre voisin, connaissant trop bien les hommes, a conçu la plus triste opinion de l’espèce humaine : ainsi, parce que, prodigue et dissipateur, il a jadis follement dépensé sa fortune et s’est ruiné, il croit que tout le monde devra être aussi fou que lui, à commencer par notre fils. La politesse m’a toujours empêché de faire observer à notre voisin qu’élevé par un père d’une faiblesse aveugle et quasi stupide, il avait malheureusement dû porter les fruits déplorables de cette belle éducation-là, et qu’il n’y avait aucune comparaison à établir entre lui et notre fils, élevé par nous ainsi qu’il l’a été. Aussi le verrais-je sans l’ombre d’appréhension se séparer de nous, dût-il être exposé à toutes ces occasions de faillir dont notre très-sceptique voisin s’alarme avec une exagération que je taxerais de ridicule, si elle n’avait sa source dans l’affection qu’il paraît, d’ailleurs, nous témoigner.

— Il me semble… et à tort, je l’espère, mon ami… que tu ne parles plus de M. Delmare avec ta bienveillance, ta cordialité accoutumées ?

— Moi ? Tu te trompes !

— Non, je te l’assure, et, à ton insu, bien certainement, tu te montres ironique, presque acerbe à l’égard d’un homme excellent, qui, depuis trois ans, nous a donné tant de gages d’affection, de dévouement, et qui nous a rendu enfin d’inappréciables services en concourant surtout l’éducation morale de nos enfants.

— Je ne crois en rien manquer aux devoirs de la reconnaissance et de l’amitié, ma chère Julie, en signalant quelques exagérations dans la manière de voir de notre voisin ; il n’est point, que je sache, impeccable et à l’abri des faiblesses de l’esprit humain, — répondit sèchement M. Dumirail. — Je crois enfin pouvoir et devoir combattre la fort peu rassurante opinion que M. Charles Delmare voudrait nous imposer à l’endroit de notre fils.

— Quant à moi, mon ami, chaque jour je remercie Dieu d’avoir, ainsi que l’on dit, délivré Maurice de la tentation du mal, puisque