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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/239

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Et, s’adressant à Maurice :

— Tu me disais, mon ami, que, depuis l’arrivée de ton cousin, certaines velléités ambitieuses s’étaient éveillées en toi ?

— Il est vrai, mon père ; mais cette ambition ne m’était pas, à bien dire, personnelle ; ce n’est pas pour moi que j’étais ambitieux.

— Pour qui donc l’étais-tu, mon fils ?

— Pour Jeane ; j’aurais voulu lui sacrifier mes goûts rustiques, si ses goûts, à elle, eussent été différents des miens ; j’eusse été heureux de lui apporter un nom dont elle aurait pu s’enorgueillir !

— Mais j’ai répondu à Maurice que mon unique désir au monde était de devenir sa femme et de continuer de vivre parmi vous, chère tante, cher oncle, qui déjà me donniez le doux nom de fille ! — dit Jeane. — Aussi ai-je supplié Maurice de renoncer à une ambition dont j’étais le seul mobile.

— En cela, ma chère Jeane, tu as eu tort, — reprit presque sévèrement M. Dumirail, — tu as eu grand tort.

— Selon moi, au contraire, chère enfant, tu as fait preuve d’un excellent esprit, d’une sage et prévoyante tendresse pour Maurice ; aussi je te félicite du fond de l’âme, — reprit madame Dumirail. — Notre ami, M. Delmare, est, je n’en doute pas, de mon avis sur la conduite de notre chère Jeane en cette occasion.

— Vous n’en pouvez douter, madame, et j’ajouterai que…

— Ma chère Julie, et vous, mon cher voisin, vous êtes, soit dit sans reproche, de terribles interrupteurs, — reprit M. Dumirail s’efforçant de sourire. — Vraiment, si vous m’interrompez encore, je serai obligé d’aller me chambrer seul avec nos deux enfants, afin d’échapper à vos interruptions. Je te reprochais, Jeane, d’avoir cherché à éteindre la généreuse émulation de Maurice au lieu de l’exciter. Crois-moi, je songe autant à son intérêt qu’au tien en t’adressant ce reproche. Qui sait, ma chère enfant, si toi-même, un jour, tu ne serais pas glorieuse d’appartenir à un homme qui devrait sa haute position à son mérite ? Et cette haute position, Maurice pourrait la conquérir, soutenu, encouragé par toi : puisses-tu ne jamais regretter de l’avoir détourné d’un si noble but, et, un jour, ne pas te trouver humiliée de n’être que la femme d’un cultivateur !

— Ah ! voilà quelle est ma crainte ! — reprit Maurice, qui, plein d’une confiante déférence dans le jugement et la sagesse de M. Dumirail, sentait faiblir ses dernières résolutions. — Cette crainte, tu la réveilles, mon père… hélas ! plus vive que jamais !

— Maurice, je t’en supplie, — dit Jeane, — rappelle-toi notre entretien de ce matin !