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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/24

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vous l’avouerai franchement, je ne voudrais guère être, ni attaché… ni payé… — ajouta gaiement Maurice : — payé sent trop le gage… et attaché sent trop le servage. Je n’ai guère de goût pour le collier, si doré qu’il soit. Vous me trouvez sans doute un peu sauvage ; mais, que voulez-vous ! nous autres laboureurs du Jura, nous ne sommes attachés qu’à nos montagnes, et nous ne rougissons pas d’être payés largement de nos labeurs par les dons de notre bonne mère nourricière, la terre ! et sur ce, cher maître, je remonte à cheval pour aller au col de Treserve, hâter la rentrée de nos foins coupés sur les hauts plateaux. Le temps menace de tourner à l’orage, j’ai toute une armée de faneurs et de faneuses à activer. On a fait une levée en masse ; ma mère et ma cousine Jeane ont les premières prêché d’exemple aux servantes de la maison, en coiffant leurs chapeaux de paille, et, armées de râteaux, elles sont montées dans l’un de nos chars à bœufs qui vont aux prairies des plateaux. Ah ! cher maître, si je n’avais été pressé par le temps et surtout si je possédais votre talent, quel charmant croquis j’aurais fait de ce tableau rustique ! Figurez-vous ma bonne mère assise sur la feuillée du char attelé de nos deux plus beaux bœufs ; l’un blanc comme la neige, l’autre noir d’ébène : Hercule et Athos, les bien nommés ; puis, debout près de ma mère et appuyée sur le manche de son râteau, ma cousine Jeane, charmante et joyeuse comme la déesse de la fenaison… ma cousine Jeane… qui…

Maurice, rougissant soudain, se tut, tandis que Charles Delmare, qui l’écoutait et l’observait attentivement, reprit :

— Pourquoi, mon ami, vous interrompre ?

— C’est que je songe à quelque chose de singulier, d’inexplicable…

— Qu’est-ce ?

— Cher maître, — répondit le jeune homme après un moment de recueillement et non sans un certain embarras, — trouvez-vous Jeane jolie ?

— Sans doute.

— Vous la trouvez jolie… très-jolie ?

— Je la trouve belle… mais belle à éblouir.

— L’avez-vous toujours trouvée ainsi ?

— Certainement.

— Eh bien, cher maître, voilà qui me confond. Il y a deux mois, tout au plus, qu’ainsi que vous je trouve Jeane belle ; oh ! oui… vous dites vrai, belle à éblouir… Cependant, je la voyais chaque jour depuis trois ans qu’elle est ici… et que je l’aime