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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/25

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comme ma sœur… Pourquoi donc sa beauté ne m’avait-elle jamais frappé ?… pourquoi… aussi… depuis un mois surtout, ai-je… ?

Puis, s’interrompant de nouveau :

— Ah ! que d’autres pourquoi non moins inexplicables !

Maurice resta pendant un moment silencieux et pensif ; mais, semblant bientôt confus de sa rêverie involontaire et voulant rompre un entretien qui l’embarrassait, il reprit en affectant l’enjouement :

— Je ne veux pas, cher maître, vous faire grâce de mon projet de croquis rustique dont Jeane eût été l’héroïne : elle occupait le premier plan ; derrière elle, dans le chariot, se groupaient les faneuses, chantant gaiement, en patois jurassien, la naïve chanson :

Allons aux prés fleuris,
Allons aux prés là-haut.

C’était vraiment une idylle en action ! Ah ! combien vous avez raison de dire : « Pour qui a des yeux et du cœur, rien de plus poétique que la libre vie des champs ! sainte poésie du travail de l’homme et de la fécondité de la nature ! »

En prononçant ces mots, la mâle figure de Maurice, attendrie par le secret ressentiment de sa vague mélancolie amoureuse, prit une expression touchante, dont le charme contrastait surtout avec l’extérieur athlétique du jeune homme. Charles Delmare reprit avec émotion :

— Bien ! cher enfant, bien ! Soyez toujours fier d’être laboureur… conservez ce salubre amour de vos montagnes natales ; conservez surtout ce sentiment de noble indépendance qui vous fait préférer la simplicité d’une condition laborieuse et utile à l’éclat trompeur de ces ambitieuses carrières, toujours soumises au caprice des hommes, et qui souvent nous coûtent le sacrifice de notre dignité.

— Montagnard je suis né, montagnard je mourrai, cher maître ; je périrais de consomption, j’étoufferais d’ennui dans une ville. Ce qu’il me faut, à moi, c’est le grand air, le soleil, les cimes de nos pics où l’on a au-dessus de soi le ciel, et à ses pieds l’abîme ! Ce que j’aime, c’est l’ombre, c’est le silence de nos forêts de sapins… c’est le murmure de nos cascades, la furie de nos torrents, la senteur des prés de nos vallées, l’odeur pénétrante qu’exhale la terre humide lorsqu’elle s’ouvre sous le soc de la