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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/256

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hors de la dissimulation, à toutes les exigences du paraître, ainsi que dit Montaigne ; suprêmement intelligente, très-fine, très-adroite, avec la ruse, l’inexorable rapidité de la bête de proie, et surtout l’instinctive prévoyance du lendemain qui distingue quelques espèces supérieures ; prédisposée à tous les vices, à toutes les perversités par une éducation détestable et les scandaleux exemples d’une mère de mœurs éhontées, Antoinette fut bientôt, selon le terme consacré, lancée par le chef d’escadron, son amant, roué accompli, housardant ses amours ; en peu de temps, et grâce aux prodigieuses dispositions qu’elle montra, il fit de la provinciale gauche et inexpérimentée l’une des Phrynés les plus effrontées qui aient jamais chanté l’hymne de Vénus Aphrodite ; buvant sec et dru, fumant, jurant, sacrant, tirant le pistolet à ravir, intrépide à cheval, elle conquit bientôt dans le milieu exclusivement militaire, et d’ailleurs restreint où elle vivait, une éclatante renommée, due à la crânerie de sa beauté, à ses joyeusetés de taverne et à ses saillies de caserne.

Somme toute, en moins de dix-huit mois, Antoinette ruina son chef d’escadron. Elle avait conservé de son éducation première certaines pratiques d’économie et de prévoyance ; ces habitudes, combinées avec sa rapacité naturelle et sa froide et ferme volonté de s’enrichir, lui permirent, malgré ses folles dépenses, d’épargner environ soixante mille francs.

Le successeur du chef d’escadron fut un étranger dont il avait fait connaissance au camp de manœuvres de Compiègne. Cet étranger, lord Fitz-Gerald, capitaine aux horse-guards, très-grand seigneur, riche à millions et d’excellente compagnie, demandait certaines illusions aux maîtresses, qu’il gageait, d’ailleurs, magnifiquement ; il voulait trouver en elles les dehors décents, la réserve apparente des femmes bien élevées. Il lui parut piquant, dans son désœuvrement d’homme blasé, de transformer Antoinette, dont il admirait et prisait fort les charmes incontestables ; il commença d’abord, afin de la dépayser, par la faire voyager avec lui en Italie et entreprit la seconde éducation de sa maîtresse.

Celle-ci trouva non moins piquant de se métamorphoser ; très-intelligente, très-malléable, elle se rechercha, s’observa, s’étudia, et, aidée des conseils et des exemples de lord Fitz-Gerald, homme éminemment distingué, elle parvint à jouer merveilleusement son rôle de femme du monde, et, contraste précieux pour un libertin, elle retrouvait dans l’intimité et au gré de son lord cet entrain bachique, cette crânerie, cette verve licencieuse qu’elle devait à son premier éducateur.