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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/26

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charrue traînée par mes quatre bœufs si dociles et si forts ! Ce que j’aime encore, ce sont les chants de la moisson, les fêtes de la vendange… et l’hiver, cher maître, oh ! l’hiver ! qu’ils sont à plaindre ceux-là qui ignorent les joies de l’hiver ! Chasser la gélinotte, le coq de bruyère, au milieu de nos bois toujours verts, étincelants de givre et tapissés de mousse ! Braver les précipices pour atteindre l’isard ou le chamois à l’affût ! Voler en traîneau sur la neige durcie aux flancs de la montagne ! Et le soir, ces charmantes veillées de famille au coin du foyer de la vieille maison où je suis né… Comme elles passent vite, ces longues soirées occupées par la musique, par le dessin, par la lecture de quelque livre choisi dans notre bibliothèque par mon père ou par vous, cher maître, ces livres que vous lisez si bien de votre voix douce et grave. Il me semble alors entendre les conseils d’un ami sérieux et tendre… Socrate, Platon, Aristote, Marc-Aurèle, nous parlent par votre bouche !… Lecture divine ! source vive de la vérité éternelle où notre âme se retrempe, se raffermit, et où nous puisons l’impérissable amour du bien, du juste et du beau ! Dites, cher maître, dites, une vie ainsi partagée entre les travaux rustiques, les arts et les plus hautes aspirations de la pensée, une pareille vie n’est-elle pas préférable à toutes, surtout si l’on a pour compagne… ?

Maurice s’interrompit de nouveau et rougit.

Charles Delmare, devinant la secrète pensée de son jeune ami et ne voulant pas l’embarrasser, changea le cours de l’entretien en disant, sans paraître remarquer la nouvelle réticence de son interlocuteur :

— Certes, l’existence que vous dépeignez si bien et qui est la vôtre et celle de votre famille, me semble préférable à tout autre ; mais, j’y songe, comment votre cousin Albert San-Privato, lors de son séjour ici, s’accommodait-il d’une manière de vivre… si opposée à ses habitudes… lui, citadin élevé dans les chancelleries diplomatiques ?

Maurice, remerciant, à part soi, Charles Delmare d’avoir involontairement donné un autre tour à la conversation, répondit :

— Ce cher Albert est toujours satisfait. Il n’est pas de caractère plus facile, plus gracieux, plus prévenant que le sien ; il vous sera tout d’abord sympathique, j’en suis certain, cher maître. Quant à ses défauts, il était, selon sa mère, « trop joli pour un garçon, — et trop homme du monde pour un jouvenceau de son âge, » ajoutait mon père. Vous reconnaissez mes excellents parents à la -