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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/290

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me parle toujours avec tant de respect ; enfin, ne pense-t-elle pas à acheter le Morillon, où, disait-elle, consolation dernière, elle pourra promener ses rêveries mélancoliques en songeant que ces lieux ont abrité mon enfance et ma première jeunesse ! Oh ! que de douce résignation dans l’amour d’Antoinette ! Et pourquoi tant d’amour ? en quoi l’ai-je mérité ? En vain j’interroge ce mystère impénétrable. Eh ! qu’importe la cause secrète de la touchante affection d’Antoinette ! jouissons de cette affection, suivons ses avis. Oh ! oui, faisons deux parts de ma vie : la plus considérable appartient à l’étude, à ma mère, à Jeane ; l’autre à Antoinette. Ma mère et Jeane pourraient-elles être jalouses de mon amie, alors qu’elles-mêmes ne me conseilleraient pas d’une manière plus sensée qu’elle me conseille ? Oh ! les ravissantes journées ! L’étude jusqu’à quatre heures, et, comme l’a dit Antoinette, à cette heure, le studieux élève diplomate se transforme en élégant ; mon valet de chambre m’a préparé ma toilette, je monte à cheval et vais à mon club suivi de mon groom ; puis je me rends aux Champs-Élysées pour y rejoindre madame de Hansfeld ; elle est dans sa voiture, et là, envié de tous, je…

Mais, tressaillant et tombant soudain de la sphère de ses brillants désirs dans la froide réalité, Maurice se dit avec amertume :

— Mon valet de chambre, mes chevaux, mon groom ! Mais de l’argent pour gager ces serviteurs, mais de l’argent pour payer les chevaux, mais de l’argent pour payer ces fournisseurs les plus en vogue de Paris, qui, demain matin, vont arriver à notre hôtel, adressés chez moi par madame de Hansfeld ? Misérable fou que je suis ! où trouver de l’argent ? Mon père me donnait cent francs par mois pour mes menus plaisirs, et, la plupart du temps, je faisais de cet argent largesse à nos bonnes gens du Jura. À quoi l’aurais-je dépensé dans notre retraite du Morillon ? Mais supposons qu’à Paris, mon père double ou triple cette somme, que ferais-je avec deux ou trois cents francs par mois ? Et, j’y songe, que dira ma mère en voyant demain se présenter chez nous cette nuée de marchands les plus en vogue de Paris, ma mère qui, aujourd’hui, a demandé à notre hôtelier l’adresse d’un modeste tailleur… pas trop cher… qui donne du bon et du solide ? Je le vois d’ici, cet affreux tailleur ; il doit ressembler à celui de Nantua, qui m’a affublé de ces exécrables habits, et je me laisserais, sans mot dire, accoutrer de la sorte, moi, moi qui dois accompagner quelquefois à la promenade, à l’Opéra, madame la baronne de Hansfeld, l’une des femmes les plus à la mode de Paris ! moi, reçu au club de M. d’Otremont, rendez-vous des élégants ! Non ! cent fois non !…