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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/30

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— Qu’ai-je fait, après tout ? J’ai risqué ma vie… la seule chose qui me restât… mais, en voyant ces malheureux, hommes, femmes, demi-nus, sanglotant, surpris durant leur sommeil par les flammes qui dévoraient tout… tout… depuis le toit de leur pauvre demeure jusqu’à leur dernier haillon ! et désormais réduits à une misère atroce, sans autre ressource que l’impuissante charité publique… oui, en voyant les victimes éplorées de ce fléau, savez-vous, mon enfant, ce que je pensais : « Combien de fois, dans une nuit d’orgie et de jeu, ou pour satisfaire à quelque somptueux caprice… j’ai prodigué plus qu’il ne faudrait pour transformer ces ruines fumantes en un riant village rebâti à neuf… et changer ainsi en pleurs de joie… les sanglots déchirants de tant d’infortunés ! — Dites, mon enfant, que de bénédictions me suivaient ! que de pures jouissances m’étaient réservées !… quel doux souvenir je gardais de ce bienfait !… tandis que le souvenir des causes de ma ruine ne m’inspire qu’amertume, aversion ou mépris de moi-même !… Ah ! c’est justice… c’est justice… le châtiment suit la faute… En est-il une plus odieuse que de jeter au vent des passions mauvaises un héritage, fruit des labeurs paternels, héritage qui pouvait et devait être si fécond pour nous-même et pour autrui ?

— Mon Dieu ! ― s’écria Maurice, ému, presque effrayé de la navrante expression des traits de Charles Delmare, — vous souffrez !… mais la générosité de vos regrets ennoblit du moins vos souffrances ! Votre ruine est digne et fière ! notre amitié la console peut-être… mais à quel degré d’abaissement, dans quel accès de désespoir, de rage contre eux-mêmes et contre les autres doivent tomber ceux-là qui, après leur ruine, ne conservent ni un sentiment élevé… ni un ami véritable ?

— Pour ceux-là… Maurice, la vie devient un enfer !… les plus braves, les moins dégradés s’engagent soldats ou se tuent… d’autres mendient les jouissances dont la ruine les a déchus, bravent les humiliations, les bassesses, et deviennent les parasites, les vils complaisants de quelque nouveau prodigue ; ils puisent à sa bourse, ils ont place à ses orgies, montent les chevaux qu’il fait courir, ou promènent respectueusement sa maîtresse, à qui un galant homme n’oserait donner le bras… enfin, premiers valets de la maison, ils flagornent celui auquel ils tendent la main, et que, rongés d’envie et de fiel, ils abhorrent !… D’autres, beaux et jeunes encore, ne possédant plus que l’honorable nom de leurs pères, trafiquent de ce nom, le vendent à d’ignobles vieilles femmes enrichies par l’infamie, les épousent, les battent, les