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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/307

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Jeane, on l’a dit, avait été jusqu’alors agitée de pressentiments, dont elle reconnaissait elle-même la déraison, puisqu’elle ne savait pas encore réellement si madame de Hansfeld était jeune ou vieille, belle ou laide. Cependant la jeune fille subissait l’empire de ces pressentiments, qui sembleraient incompréhensibles si l’on n’avait tant de preuves analogues de cette sorte de seconde vue particulière au véritable amour, intuition surtout fréquente chez les personnes passionnées, douées d’une extrême sensibilité nerveuse, ainsi que l’était Jeane.

Maurice, de plus en plus confus, baissa les yeux, et sa cousine, le contemplant avec une attention silencieuse, ressentit au cœur une douleur poignante. Elle fut persuadée, sans pouvoir s’expliquer cette conviction, que ce changement saisissant, si remarquable, dans la physionomie de son fiancé, était dû à l’influence de la baronne de Hansfeld, et murmura tout bas :

— Oh ! les angoisses de mon cœur ne me trompaient pas.

Le domestique de l’hôtel, entrant pour servir le dîner, selon les ordres de madame Dumirail, délivra momentanément Maurice de son croissant embarras. Il n’en doutait plus : sa mère et sa fiancée, grâce à une incroyable perspicacité, devinaient qu’une grave révolution venait de s’accomplir dans sa destinée. Il regretta de nouveau son emprunt usuraire, mais il ne se reprocha nullement sa soudaine et fraternelle affection pour Antoinette. Ne s’était-elle pas exprimée, sur madame Dumirail et sur Jeane, avec autant de bienveillance que de déférence ?

Le résultat de cet examen de conscience fut pour Maurice que, sauf l’emprunt usuraire, et encore était-il conditionnel, il n’avait à rougir d’aucun tort.

Madame Dumirail et les deux fiancés prirent place à table, et, gênés par la présence du domestique qui les servait, les convives gardèrent d’abord le silence.

Rien n’échappe à l’attention d’une mère en émoi et en éveil. Madame Dumirail remarqua que Maurice but coup sur coup plusieurs verres d’eau, et qu’il touchait à peine aux mets qu’on lui servait, lui de qui l’appétit était d’ordinaire si robuste.

Jeane s’absorbait dans les amères préoccupations de la jalousie qui envahissait son âme, ressentiment dont le terrible empire devait subjuguer cette nature valeureuse et loyale, mais ardente, susceptible et fière à l’excès.

— Mon Dieu ! Maurice, combien tu es altéré ! dit soudain madame Dumirail à son fils, qui venait de demander au domestique une seconde carafe d’eau ; — est-ce que tu as la fièvre ?