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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/32

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IV


Le Morillon, ainsi que l’on appelait dans le pays le domaine de M. Dumirail, dépendait autrefois d’une riche abbaye de chartreux, située à mi-côte de l’un des versants du Jura, admirable position d’où l’on apercevait, au loin et bornant l’horizon, le mont Blanc la chaîne des glaciers de la Suisse ; de grands bois de sapins et de hêtres, appartenant au domaine, s’étageaient en amphithéâtre jusqu’à un vaste plateau de ces plantureuses prairies alpestres ensevelies pendant six mois sous la neige, et si promptement efflorescentes qu’au mois de juin elles se changent en un tapis de fleurs, dont les plus riches en coloris, en parfum, sont, entre autres, la gentiane printanière, d’un bleu aussi chatoyant que l’azur du cou d’un paon ; l’anémone orange, éclatante comme l’or, et l’orchys vanille, qui exhale à vingt pas de lui son arôme embaumé. Les bâtiments de la métairie et la maison d’habitation du Morillon, bâtis à mi-côte et construits avec ce luxe de solidité si remarquable dans les édifices monastiques, dominaient les pentes adoucies d’une fertile vallée, arrosée par de nombreux cours d’eau provenant des cascades, soigneusement utilisés à l’irrigation des prairies, et servant aussi de force motrice à des moulins à blé ou à des scieries dépendant du domaine ; un jardin planté avec goût s’étendait devant la façade de la maison, antique et irrégulière construction de pierre de taille, à deux étages, étayée à ses angles d’énormes contre-forts à demi cachés sous les rameaux de lierres séculaires, qui envahissaient aussi, presque jusqu’à son faîte, une sorte de donjon carré à toiture aiguë, beaucoup plus élevé que le corps de logis principal, dont il formait l’aile droite ; une vaste orangerie, une serre tempérée, d’origine récente, attenantes aux anciens bâtiments, témoignaient du goût de madame Dumirail pour les fleurs, que l’on voyait élégamment réparties en plusieurs massifs et corbeilles variées dans le voisinage de la maison ; au delà de ce parterre, un double rang d’érables gigantesques ombrageait une terrasse d’où l’on découvrait l’immense horizon limité par les glaciers.