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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/338

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gard de San-Privato, qu’il redoutait, qu’il exécrait à tant de titres.

Ce n’est pas tout.

Maurice, en songeant aux alarmes, au mortel chagrin que son absence nocturne et son infidélité devaient causer à Jeane, s’attendait à la trouver pâle, éplorée, abattue par l’inquiétude, par la jalousie. Loin de là : la jeune fille lui apparaissait plus belle que jamais, parce que, trop peu observateur pour pénétrer au delà de l’épiderme, au delà de l’apparence, et ne pouvant sonder l’âme de la jeune fille, il n’était frappé que des dehors. En effet, ses démarches, son attitude, le port altier de sa tête, l’insolente ironie de son sourire, ne ressemblaient en rien à l’accablement de la douleur que, selon Maurice, elle devait éprouver. Un coloris fébrile remplaçait la fraîcheur rosée de son teint ; ses yeux bleus, dont le riant azur semblait assombri, étincelaient des joies d’un triomphe cruel ; car ignorant encore les sages résolutions de Maurice, elle lui rendait coup pour coup. San-Privato la vengeait de madame de Hansfeld.

Hélas ! la douleur accomplit aussi de subites métamorphoses !

Jeane n’était plus la candide enfant, la gaie faneuse du Jura ou la vaillante fiancée luttant contre l’attrait éphémère que lui inspirait San-Privato, et victorieuse dans cette lutte, redoublant de tendresse, d’amour pour Maurice ; non, Jeane, exaspérée par les tortures de la jalousie, par l’indignation de sa fierté blessée, par les dédains outrageants, par la noire ingratitude de son fiancé, qu’au fond de l’âme elle ne pouvait encore désaimer, Jeane sentait soudain s’éveiller par la souffrance et sourdre en elle ces mauvais instincts devinés par Charles Delmare ; à savoir : un orgueil inexorable, lorsqu’on l’avait blessée méchamment ; un ardent besoin de vengeance assouvie à tout prix, sans scrupule, sans souci des moyens, lorsque cette vengeance pouvait être comme une juste représaille, quoiqu’elle pût devenir ainsi le prétexte des plus funestes écarts ; une déplorable tendance à rendre la généralité solidaire du mal que quelques-uns nous ont fait, de sorte que l’on se montre aussi impitoyable pour les bons que pour les méchants ; enfin, Jeane devait surtout céder à cette défaillance qui, à la première épreuve, nous porte à dire : « J’ai pratiqué le juste et le bien ; j’ai accompli loyalement, vaillamment mes devoirs ; je me suis dévoué, sacrifié ; tous les maux se sont appesantis sur moi ; j’ai été payé de la plus noire ingratitude ! Je ne tomberai plus dans cette niaise erreur ! Il faut choisir en ce monde : être dupe ou fripon, victime ou bourreau. Soyons bourreau ! »