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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/356

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— Tenez, mon cousin, — reprit la jeune fille après un moment d’hésitation, — il existe entre nous un malentendu.

— Lequel ?

— Vous croyez avoir en votre présence la Jeane du Morillon, la fiancée de Maurice ; c’est une erreur.

— Comment ?

— Cette Jeane-là est morte.

— Qu’est-ce à dire ?

— Oui, — reprit la jeune fille d’un ton sardonique et amer, — oui, cette Jeane-là est morte, morte subitement en un jour et en une nuit de douleur ! Pauvre créature ! on peut, sinon la regretter, du moins la plaindre. Elle était fidèle, dévouée, loyale et fière. Elle avait, par instinct, l’horreur du mal, à ce point qu’elle le devinait sous les dehors les plus séducteurs ; voilà pourquoi vous lui causiez, Albert, autant de crainte que de répulsion, à cette pauvre Jeane ! voilà pourquoi elle luttait de toutes ses forces contre l’inexplicable attrait que vous lui inspiriez !… Épouse de Maurice, elle eût vécu, vieilli, heureuse et paisible, près de lui, dans leur chère retraite ; mais, un jour, cette Jeane s’est vue indignement oubliée, trahie, sacrifiée. Alors, tout ce qu’il y avait en elle de bon, d’élevé, de généreux, s’est soudain flétri. Ainsi que, dans nos montagnes, il suffit d’une nuit de gelée précoce pour que les fleurs d’automne se dessèchent et meurent, oui, ainsi elle est morte subitement, cette pauvre Jeane, à qui vous causiez tant d’aversion et de crainte, mon cher cousin.

— Et quelle est donc cette autre Jeane qui est là devant moi ? — reprit en souriant San-Privato. — Elle me semble peut-être plus belle que la défunte !

— Oh ! cette Jeane-là est ou sera bientôt digne de vous apprécier selon vos mérites, Albert. Elle sourit de pitié en songeant à l’effroi que vous inspiriez à l’autre Jeane, qu’elle regarde à peu près comme une sotte, car elle fuyait ce qui devait l’attirer.

— Voilà une prompte et inconcevable métamorphose !

— Prompte, oui ; inconcevable, non.

— Pourtant, chère cousine…

— Faut-il donc beaucoup de temps, beaucoup de réflexion pour se dire : « À mon dévouement, à ma fidélité, l’on a répondu par la trahison, par le dédain, par l’outrage ! Eh bien ! je rendrai trahison pour trahison, dédain pour dédain, outrage pour outrage ! La méchante Jeane vengera sa sœur morte, parce qu’elle a été fidèle et loyale. Que tant de candeur ou de niaiserie lui soit légère ! car enfin, en songeant à quelle indigne créature elle a été sacri-