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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/360

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vous vis, et où, sentant l’action, bien éphémère, hélas ! que j’exerçais sur vous, je conçus le fol espoir de mériter votre amour, d’évincer Maurice et de m’unir à vous. Mais, vous allez sourire, ce n’était pas la modeste et candide Jeane du Morillon qui me séduisait alors… non, non : c’était une autre Jeane qui s’ignorait elle-même et qui, soudain, à son insu, se révélait par un symptôme.

— Quel symptôme ?

— Cet attrait que je vous ai tout d’abord inspiré, dont vous avez rougi et triomphé ; oui, ce penchant trahissait la Jeane qui, aujourd’hui, se révèle à moi, hardiment et sans feinte ; ce fut alors que je rêvai ce mariage… Ah ! vous l’avez dit, il n’eût pas été un mariage vulgaire : je vous introduisais dans ce monde brillant dont vous êtes née l’une des reines et dont vous deveniez l’idole, plus redoutée peut-être encore qu’adorée… car, Jeane, vous êtes de ces femmes qui ne sont rien à demi… Oui, faute d’air, d’espace, de lumière, vous eussiez vécu, vieilli ou plutôt végété obscurément au Morillon, annihilée par une sorte d’honnête engourdissement de l’esprit et des sens, de tous points ressemblant à la vertu ; mais, placée dans votre véritable milieu, votre puissance devait éclater irrésistible, presque effrayante pour tout autre que pour moi ; aussi, de là mes rêves de mariage…

— Et pourquoi eussiez-vous été seul à l’abri de cette puissance presque effrayante, que, par moquerie, vous vous plaisez à m’attribuer ?

— Je ne raille pas, croyez-moi, Jeane ; lorsque vous aurez atteint votre libre essor, votre complet développement, vous prendrez une terrible influence sur tous ceux qui vous approcheront, et elle sera d’autant plus effrayante que vous serez aimée davantage.

— J’admets, Albert, que vous parliez sérieusement : comment eussiez-vous seul échappé à cette influence, selon vous, si redoutable ?

— Parce que le feu n’agit pas sur le feu, l’aimant sur l’aimant, parce que nous nous ressemblons tellement et nous tenons si étroitement par certains côtés, que nous pouvons être complices, mais jamais victimes l’un de l’autre.

— Vous parlez en énigmes ; mais ce qui est plus clair pour moi, c’est le sens de ces paroles prononcées par vous tout à l’heure : « L’influence que je prendrai sur ceux qui m’approcheront sera d’autant plus effrayante, que je serai aimée davantage. »

— Oui, j’ai dit cela, et je le répète…