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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/379

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— Cours donc à ta perte, malheureuse folle ! Va… et que ton sort s’accomplisse ! Ah ! je n’en doute plus, M. Delmare disait vrai : Albert est épris de Jeanne ; il a tout fait pour la désaffectionner de Maurice, et il veut, sans doute, se marier avec elle. Soit… jamais je ne regretterai pour mon fils une pareille épouse !

 

— Enfin, tu es à moi, Jeane ! — pensait San-Privato triomphant, en conduisant chez sa mère la jeune fille, qu’il regardait déjà comme sa proie. — Ah ! si tant d’heureuses circonstances n’avaient concouru à te faire tomber dans le piége, j’aurais frémi en songeant à quelles extrémités tu aurais pu me réduire ; car, pour mon bonheur, pour mon repos, jamais tu ne soupçonneras de quel amour forcené je t’ai aimée, Jeane. Je parle de cet amour au passé, parce que bientôt, et avant ce prétendu mariage que la pauvre doña Juana a pris au sérieux, la possession aura éteint cette passion dont la violence parfois m’épouvante !

 

— Ô Maurice ! — pensait aussi Jeane à part soi en marchant aux côtés de San-Privato, — frère chéri de mon adolescence, tendre ami de ma première jeunesse ! je suis trop fière, trop exclusive en amour pour te pardonner ton inconstance. C’est elle que je hais en toi. Je voulais en tirer vengeance, et pourtant je t’aime encore, je t’aimerai toujours de ce pur et premier amour que l’on ne ressent qu’une fois en la vie. Ah ! son doux et cher souvenir sera la perle, le trésor caché de mon cœur. Oui, je t’aime encore, Maurice, mais je t’estime trop pour t’épouser ; car, maintenant je ne me sens plus digne de toi ; mes mauvais instincts, éveillés par l’âcreté de la douleur et grandis à la voix diabolique d’Albert, me dominent à cette heure et me domineront de plus en plus ; mais, rassure-toi, si quelque jour tu me regrettes, si tu souffres de mon abandon, tu seras vengé ! San-Privato me croit en ce moment sa dupe ! Il croit que bientôt il fera de moi sa maîtresse, grâce à une feinte promesse de mariage. Il sera terriblement puni de sa présomption et de sa perfidie ! Je satisferai le vif attrait qu’il m’inspire et dont je ne rougis plus, hélas ! comme d’une pensée honteuse ; mais, aussi vrai que ton nom, ô Maurice ! fera toujours battre mon cœur, quel que soit l’avenir, je serai, non la maîtresse, mais l’épouse de San-Privato, et, le premier, il subira, pour son malheur, l’effrayant empire de doña Juana, dont il aspire à devenir le complice… Innocent roué ! candide scélérat ! doña Juana, son goût satisfait, fera de toi un