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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/393

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— Messieurs, je ne peux ni ne veux lutter contre ce taureau sauvage ; demain matin, je lui enverrai mes témoins…

— Je vous avais bien dit, moi que vous le tueriez ! Je n’ai qu’une parole, mon cher Richard, ma promesse tient toujours ! — murmura tout bas à l’oreille de M. d’Otremont madame de Hansfeld, qui, voyant Maurice complétement ivre et hors de lui, s’empressait de sortir.

La chute de la table ayant en ce moment éteint les lumières, plusieurs garçons du restaurant, attirés par le tumulte, entrèrent précipitamment. La porte du salon, restant ouverte, laissa pénétrer la clarté d’un lustre allumé dans une pièce voisine. Cette clarté suffisant à guider madame de Hansfeld et M. d’Otremont, ils quittèrent le lieu de la bagarre, ainsi que les autres convives. Maurice, entraîné par la chute de la table, et bientôt de plus en plus alourdi par l’ivresse, s’efforçait en vain de se relever, à demi enroulé qu’il était dans les plis de la nappe, au milieu desquels il se débattait en proférant des menaces et des paroles sans suite, car les fumées du vin obscurcissant absolument sa raison, il n’eut plus dès lors conscience de lui-même.

M. d’Otremont, en sortant de la Maison d’Or, avait charitablement recommandé aux garçons le jeune montagnard, en leur donnant son adresse, afin qu’ils le fissent reconduire chez lui en voiture. Ils s’empressèrent de l’aider à se dégager des plis de la nappe et à se relever, ce à quoi il parvint non sans peine. Enfin, il se dressa debout quoique encore chancelant ; sa chevelure en désordre, ses habits déchirés durant sa lutte contre les convives, ses traits décomposés par une lividité hideuse, son regard éteint, sa lèvre tombante, son sourire hébété, devaient inspirer à la fois le dégoût et une sorte de pitié douloureuse. Il tâcha de se raffermir sur ses jambes titubantes, car déjà l’atonie, l’affaissement de l’ivresse, succédaient à son exaltation ; il jeta autour de lui un coup d’œil hagard ; puis, une seule pensée à peu près lucide se faisant jour à travers les ténèbres de son intelligence, il balbutia d’une voix rauque et entrecoupée :

— Où… où… est… donc… An… An… toinette ?

— Ces dames sont parties avec ces messieurs, — répondit un garçon. — Si monsieur le veut, on va le faire reconduire chez lui, nous avons son adresse.

— Et… An… Antoinette ?… répéta Maurice en balançant son buste d’arrière en avant et s’appuyant pesamment sur le bras du garçon qui le guidait insensiblement vers la porte, — et… An… Antoinette ?