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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/439

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qu’il en soit, j’ai éprouvé, j’éprouve pour Jeane, voyez-vous, ce que je n’ai ressenti, ne ressentirai jamais, j’en suis certain, pour une autre femme !

— Je le sais ; aussi, vous dis-je, et c’est là mon suprême espoir, vous reviendrez à Jeane.

— Jamais ! Elle aime San-Privato.

— Erreur, profonde erreur ! L’attrait éphémère que cet homme lui a inspiré, peut-être, diffère autant de l’amour qu’elle a pour vous que votre grossier entraînement pour madame de Hansfeld diffère de votre amour pour Jeane. Et lorsque vous saurez…

Charles Delmare n’acheva pas ; il ne pouvait dévoiler à Maurice la trame homicide dont il avait failli être victime sans lui apprendre que son duel avec M. d’Otremont ne devait pas être sérieux, et il craignait que, la bravoure du jeune homme se révoltant de la compassion de son adversaire, la rencontre ne devînt alors sanglante. Charles Delmare reprit donc :

— Lorsque vous saurez, à n’en pas douter, que ce que vous appelez si à tort l’amour de Jeane pour San-Privato s’est borné à quelques coquetteries dictées par le désir de se venger de votre infidélité, vous vous la ferez pardonner à force de repentir, de tendresse.

— Vous vous méprenez sur le caractère de Jeane, cher maître : sa fierté est inflexible ; jamais elle ne me pardonnera, et, me pardonnât-elle, je ne saurais, moi, jamais lui pardonner son penchant, éphémère ou non, pour San-Privato, et si, par impossible, je consentais, en un moment d’oubli, à la prendre pour femme, et, chose plus impossible encore, à retourner dans nos montagnes, le soupçon, la jalousie du passé, empoisonneraient ma vie ; elle deviendrait un enfer. Or, si je survis à ce duel, je préfère l’enfer de Paris. Que voulez —vous ! on s’y damne, au moins, en bonne et joyeuse compagnie.

— Si cependant votre père vous ordonne de quitter Paris ?

— Il m’en coûtera de lui désobéir ; mais j’y serai forcé. Il a vécu à sa guise, qu’il me laisse vivre à mon gré…

— Lors même, Maurice, que votre vie devrait se passer dans la dissipation, dans l’oisiveté ?

— Pourquoi travaillerais-je ?… Mon père est plus que millionnaire.

— Cette fortune, un jour, vous appartiendra, il est vrai ; mais, je n’en doute pas, mon ami, vous éloignez de tous vos vœux la venue de ce jour néfaste ?

— Certainement.