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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/448

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— Chez madame San-Privato ?

— Naturellement, puisque je n’ai pas d’autre sœur ; mais vous pâlissez… qu’avez-vous ?

— Pardon ! — reprit Charles Delmare essuyant la sueur froide dont se baignait son front ; — je crains d’avoir mal entendu ou mal compris vos paroles… car, je l’avoue, il m’est difficile, il m’est impossible de croire que Jeane ait sérieusement songé à aller habiter chez madame San-Privato.

— Elle y a tellement songé qu’elle y est allée.

— Allée… où cela ?

— Demeurer chez ma sœur.

— Jeane ?

— Oui. San-Privato l’a emmenée sur-le-champ, notre nièce prétendant qu’elle ne voulait plus rester ici, où elle était exposée à vous rencontrer, vous, le meurtrier de son père !

— Misère de moi ! ma fille est perdue ! — s’écria involontairement Charles Delmare avec une expression si déchirante et un accent tellement paternel, si cela se peut dire, que M. Dumirail, sa femme et son fils, qui tous deux prêtaient depuis quelques instants l’oreille à l’entretien précédent, restèrent frappés de stupeur à la révélation inattendue échappée au désespoir de Charles Delmare, tandis que Maurice, apprenant ainsi la retraite de Jeane chez les San-Privato, se disait avec douleur et colère :

— Et j’étais assez stupide, assez lâche pour la regretter, cette indigne ! qui a abandonné notre maison, afin de se rapprocher d’Albert ! Ah ! si j’avais pu me douter de l’amour qu’elle a pour lui, me serait-il permis d’en douter maintenant ? Est-il assez audacieux, cet amour ? Ah ! Jeane, Jeane ! je saurai bien arracher de mon cœur ton souvenir, maintenant abhorré ! Seul, cet amour peut-être aurait été pour moi une chance de salut. Tout à l’heure encore, les paroles de celui que nous appelions notre cher maître avaient ranimé en moi certaines aspirations du passé. J’inclinais à croire que Jeane pouvait m’aimer encore autant que je l’aimais, que ses coquetteries envers San-Privato étaient feintes, qu’elle voulait ainsi se venger de mon inconstance ; mais aujourd’hui j’en ai la preuve : ce qui était feint, c’était l’attachement qu’elle semblait me témoigner, même avant l’arrivée d’Albert au Morillon. J’étais riche… Jeane est pauvre ! Elle voulait, en m’épousant, faire un bon mariage, voilà tout. Triple sot que j’étais, de n’avoir jamais seulement soupçonné cette bassesse ! Vive la vie de Paris ! elle dessèche le cœur, mais nous ouvre l’esprit ! Jeane, je te méprise, je te hais ! Tu aurais pu peut-être encore changer ma des-