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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/489

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— Total : deux mille francs y compris ma petite rente à moi… Est-ce que l’on ne peut vivre à l’aise avec deux mille francs par an dans nos montagnes, surtout, et cela sans me vanter, mon fieu, quand la vieille Geneviève est à la tête du ménage ? Sois tranquille, nous ne manquerons de rien, va, et ta chère fille aura des robes, sinon riches, du moins gentilles et fraîches comme elle.

— Bonne mère, je connais ton cœur, ton dévouement, ton intelligence ; non, ma fille, durant ma vie, ne manquera pas du strict nécessaire ; mais après moi ?

— Après toi ?

— Ma pension s’éteint à ma mort, et, alors, que deviendra Jeane ? que fera-t-elle ?

— Pour ce qui est de ça, mon Charles, que veux-tu que je te dise ? Dame, après toi, ta fille serait comme tant d’autres.

— Oui, elle serait misérable, comme tant d’autres ! mais plus belle que tant d’autres, et ainsi exposée à toutes les dégradations où souvent vous pousse la détresse ! Ma fille ! ma fille pourrait un jour… Ah ! c’est horrible !… honte et malédiction sur moi ! J’ai possédé plus de cent mille livres de rente ! je les ai dissipées, tantôt avec une frénésie stupide, tantôt avec une criminelle insouciance ! Et il peut venir, ce jour vengeur où mon agonie sera torturée par cet exécrable remords : « Je laisse ma fille dans la misère, elle tombera peut-être dans un abîme d’opprobre, et que fallait-il pour sauver ma fille de tant d’ignominies ?… Il fallait, hélas ! moins d’argent que je n’en ai souvent perdu au jeu dans une nuit d’orgie. » Ah ! nourrice, je le reconnais maintenant ! Providence, hasard ou fatalité, rarement la faute échappe au châtiment !

— Mon Dieu, sois donc raisonnable ! À quoi bon empoisonner d’avance le bonheur que te causerait le retour de ta fille ? Est-ce que chaque jour ne suffit pas à sa peine ? Et puis, crois-moi, lorsque tu auras ta Jeane près de toi, toute à toi et pour toujours, quand nous serons établis tous les trois, là-bas, dans notre maisonnette, tu ne verras pas les choses si en noir ! Enfin, pourquoi mettre tout au pis ? Oublies-tu qu’il est possible que Maurice, qui aime toujours Jeane, l’épouse un jour ? Il sera riche, tu n’auras donc rien craindre pour l’avenir de ton enfant ? Et, si Maurice ne l’épouse pas, est-ce qu’elle n’est pas assez belle pour qu’un autre soit trop heureux de la prendre pour femme ? Il ne lui apporterait peut-être pas une grosse fortune, mais du moins l’aisance, et…