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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/488

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time, elle lui pardonne son inconstance ; en ce cas, tout espoir de les rapprocher l’un de l’autre ne serait pas perdu, car hier Maurice m’avouait qu’il éprouvait encore pour Jeane une affection qu’il n’éprouverait jamais, sans doute, pour une autre femme.

— Tu vois donc que je ne divaguais pas tant en disant : « En route pour Nantua ! » puisque Maurice aime toujours Jeane, et que celle-ci, non instruite des scélératesses du muscadin, ne restera pas cinq minutes dans la même maison que lui.

— Là est toute la question, nourrice, là est mon doute…

— Comment ! et, toi-même, tu viens de dire que Jeane ne resterait pas chez la mère de San-Privato, si elle croyait celui-ci capable de tant de noirceurs ?

— Oui ; mais qui m’assure que Jeane ajoutera foi à mes révélations ? J’affirme les faits que je lui dévoile sans lui donner d’autres preuves que des preuves morales. Elles suffiraient à convaincre un esprit impartial ; mais, hélas ! l’esprit, sinon le cœur de Jeane, est en ce moment prévenu en faveur de San-Privato.

— Ah ! mon pauvre fieu, tu as raison, je me réjouissais trop tôt, je ne songeais pas à ce que tu dis là.

— Jeane, par fierté, hésitera, répugnera peut-être de croire à tant d’infamie de la part de l’homme qui lui inspire un vif attrait. Elle se révoltera contre des accusations accablantes, évidentes sans doute, mais dénuées de preuves matérielles ; elle fermera volontairement les yeux devant la vérité, si la vérité blesse son orgueil et contrarie son penchant.

— C’est juste, c’est juste. Non-seulement il faut que ta fille apprenne, mais qu’elle croie que ce scélérat est… est… Eh ! mon Dieu… est un scélérat…

— Tout dépend de la créance de ma fille à ces révélations.

— Elle te croira, va, sois-en certain. Elle fuira ce monstre, te reviendra, et alors, dis, mon Charles, quel beau moment pour toi ? Mais tu ne me réponds rien, tu soupires, tes yeux se mouillent, au lieu de te réjouir avec moi à la seule pensée de ce moment où…

— Ah ! ce moment, je l’appelle de tous mes vœux, et cependant je le redoute.

— Quoi ! redouter de voir ta fille près de toi ?

— Geneviève, quelle existence puis-je lui offrir, à cette malheureuse enfant ? De dures privations, quant au présent, et, quant à l’avenir, une affreuse misère.

— Que dis-tu là ?

— Hélas ! nourrice, à combien se monte tout mon avoir ? à quinze cents francs de rente viagère.