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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/507

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liens rompus ? — reprit Jeane les larmes aux yeux, oubliant le présent et partageant la profonde émotion de Delmare. — Ô doux et noble amour de ma première jeunesse, source inépuisable de nobles et frais souvenirs, tu seras du moins ma consolation éternelle, mon trésor le plus précieux. Combien de fois déjà je me suis reposée de mes chagrins, en me rappelant ces jours fortunés où Maurice me proposait de partager son trône de luzerne rose et de me couronner reine des églantines et des bluets ! Riants symboles de l’heureuse destinée qui devait être la nôtre.

— Et qui sera encore la vôtre, si tu le veux… et tu le voudras, ma Jeane bien-aimée ! — s’écrie Delmare de plus en plus exalté par un espoir qui, dans sa pensée, touchait à la certitude.

Puis il ajoute, en se dirigeant vers la porte :

— Attends-moi, Jeane, je reviens bientôt.

— Où vas-tu, mon père ?

— Chercher Maurice ; joies du ciel ! il va savoir que tu l’aimes plus que jamais ; car ton amour pour lui s’est augmenté de toute l’horreur que t’inspire San Privato.

Ce nom abhorré, arrachant Jeane aux mélancoliques rêveries du passé, la rejeta violemment au milieu des terribles actualités. Elle tressaillit, porta ses deux mains à son front et, s’élançant au-devant de Delmare, elle lui dit d’un ton déchirant et d’une voix entrecoupée :

— Mon père, écoute-moi, tu vas, dis-tu, chercher Maurice ?

— Oh ! je le trouverai, quand je devrais aller l’arracher à cette indigne femme, dont il subit malgré lui le joug.

— Mon père, je t’en conjure, écoute-moi.

— Oh ! je sais ce que tu vas me dire : Maurice refusera de m’accompagner, conservera quelque ressentiment contre toi. Erreur, pauvre enfant, erreur ! Tu ne sais pas quels accents je trouverai dans mon cœur pour dire à Maurice : « Crois-moi, Jeane t’a toujours aimé, elle t’aime encore ; elle t’a pardonné ; elle exècre San-Privato. Elle t’attend chez moi. Viens, viens ! » Et moi, je te dis, ma fille, qu’il viendra ! et moi, je te dis qu’avant une heure tu vas le voir ici, à tes pieds… Ah ! je ne crains qu’une chose maintenant, c’est de devenir fou de joie, lorsque tout à l’heure je vous verrai ici tous deux, toi et lui, dans les bras l’un de l’autre et réunis pour jamais !

Et, courant vers la porte, Delmare ajoute :

— Assez de paroles ; des actes ! Attends-moi, fille aimée ; je reviens avant peu.