Aller au contenu

Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/512

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Nous ne nous entendons plus, bon père…

— Je m’entends, moi.

— Tu tiens donc toujours à le tuer, cet homme ?

— Misère de Dieu, si j’y tiens !

— Soit, le voilà mort ; et puis après ?

— Après ?…

— Le néant, n’est-ce pas ? Triste et stérile vengeance que celle-là ! Un spasme, un râle d’agonie, et quoi ensuite ?… L’éternel repos ?… Non, mon père, non ; cela peut te suffire, mais cela ne me suffit pas, à moi !

— Qu’espères-tu donc ?

— Il ne s’agit pas d’espérance, mais de certitude…

— De quoi es-tu certaine ?

— D’épouser San-Privato.

Charles Delmare regarde sa fille avec stupeur, garde pendant un moment le silence, et il reprend avec un accent d’ironie amère :

— Ah ! c’est là ta vengeance ?

— C’est là ma vengeance.

— Épouser ce monstre ?

— Oui, père, et, aussi vrai que tu es là, devant moi, rappelle-toi ces paroles : avant six semaines, je serai madame San-Privato.

Delmare parvient à dominer sa stupeur, son épouvante, se recueille, et reprend d’une voix qu’il s’efforce de raffermir :

— Un tel dessein ne devrait pas même se discuter ; mais enfin…

— Voyons, père.

— Et d’abord, maintenant que cet homme t’a déshonorée, il ne t’épousera pas.

— Erreur ; il m’épousera, parce qu’il m’a déshonorée !

— Si tu railles, cruelle est la raillerie, ma fille ! Si tu parles sérieusement, cruelle est ton erreur ! Croire cet homme capable de vouloir réparer son crime, d’éprouver un remords !

— Lui, un remords ? Jamais !

— À quel sentiment céderait-il donc en te donnant sa main ?

— Il cédera, j’en réponds, à la passion la plus forcenée, la plus folle qui ait jamais livré un homme en délire à la merci d’une femme possédant sa froide raison, — reprend Jeane avec un tel accent de conviction et d’autorité, que Charles Delmare tressaille.

Et, après un moment de silence, il dit :