Aller au contenu

Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/511

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

La jeune fille s’interrompt, écrasée de honte, et cache dans ses mains son visage empourpré.

Le sens des premières paroles de Jeane n’est pas tout d’abord clairement compris par Delmare. Il jette machinalement les yeux sur le cou de sa fille qu’elle a mis à nu, et remarque qu’il est cerclé d’une érosion bleuâtre. Puis, tout à coup, ce malheureux père frissonne d’épouvante ; il devine, en voyant l’empreinte de cette tentative de strangulation, que Jeane, confiante dans la sainteté du refuge que lui offrait sa tante, Jeane, durant son sommeil, a été victime d’un infâme attentat.

Delmare, le front baigné d’une sueur froide, et brisé par tant d’émotions, sent les forces lui manquer ; il tombe replié sur lui-même aux pieds de sa fille, il sanglote, il est incapable de prononcer un mot.

Jeane, fondant aussi en larmes, s’agenouille près de son père, soulève et soutient sa tête appesantie, essuie ses pleurs sous ses baisers, l’enlace de ses bras, le presse sur sa poitrine ; l’expansion si touchante de cette tendresse filiale apaise, ranime, réconforte Delmare ; aidé de Jeane, il essaye et parvient à se relever debout, quoique encore chancelant, étourdi comme un homme récemment saisi de vertige. Sa fille l’aide à s’asseoir au pied de son lit, l’adosse à la muraille, prend ses mains glacées, les baise pieusement, les réchauffe de son souffle ; puis, la tête appuyée sur l’épaule de Delmare, elle lui dit de sa douce voix :

— Calme-toi, reprends tes forces, ton courage, bon père ; nous seront vengés… va… nous serons terriblement vengés ! Voilà pourquoi je n’ai pas voulu, voilà pourquoi je ne veux pas que tu me le tues, cet homme.

Delmare demeure quelques minutes encore dans un état moyen entre la raison et la déraison ; puis, peu à peu, le calme, la lucidité renaissent dans son esprit ; il se rappelle les révélations de Jeane empreintes d’un caractère de sincérité irrécusable ; il réfléchit longtemps, et sonde d’un regard morne et désespéré l’abîme de malheurs qui menace d’engloutir sa fille.

Celle-ci, jugeant à la physionomie de son père que ses ressentiments, aussi profonds qu’auparavant, s’apaisent du moins à leur surface, reprit d’une voix ferme :

— Courage et patience, père ; je te l’ai dit, nous serons vengés.

— Oh ! oui, j’en jure Dieu ! — reprit Delmare levant son poing crispé vers le plafond de la mansarde, — je te vengerai, ma fille. Qu’importent quelques heures de retard à l’exécution du criminel ? il est condamné.