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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/517

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— Elles m’affligent, elles m’alarment, elles ne me surprennent pas ; tu es de ces natures aussi promptes au mal qu’au bien : le mal, en ce moment, domine en toi. La pente est rapide, elle t’entraîne ; je veux t’arrêter à temps sur cette pente, j’y parviendrai ; les sophismes dont tu berces ton imagination, plus abusée que dépravée, s’évanouiront comme un rêve, à la voix de la raison, et surtout de l’expérience. Cette expérience du monde, je l’ai acquise et payée cher ! Je vais donc te parler, non plus en père, mais en homme qui du moins a tiré quelque profit de ses égarements.

— Je t’écoute.

— Il est un fait avéré, déplorable : oui, l’homme se réserve le monopole de l’inconstance, le droit à l’infidélité. Les femmes doivent lui garder religieusement leur foi ; lui, point. Il se marie, il a une maîtresse, sa femme le sait. Eh bien, qu’est-ce que cela fait ? Est-ce que la femme, cet être subalterne, connaît, ressent les tortures de la jalousie ? est-ce que, contrainte de recevoir avec courtoisie, dans son salon, à sa table, parfois devant ses enfants, sa rivale, de qui la seule présence est une insulte à la sainteté du foyer domestique ; est-ce que l’épouse, est-ce que la mère ainsi ouvertement outragées dans leur affection, dans leur dignité, dans leur droit, peuvent mettre fin à ce scandale poignant ? Non ; l’homme, ainsi que tu le dis, en se réservant le droit à l’infidélité, a généreusement octroyé à sa femme le droit au chagrin, le droit à la résignation ; c’est généreux et touchant ; mais enfin, si d’aventure la femme trouve le chagrin fastidieux, la résignation aussi révoltante que l’impunité, si la femme se dit qu’après tout, la rupture d’un lien le divise en deux parties, et que désormais, déliée de son serment de fidélité par l’inconstance de son mari, elle l’imite ? Oh ! alors, n’est-ce pas, Jeane, il s’élève un concert de malédictions contre la femme infidèle ?

— Telle est donc la justice du monde !

— Que cela soit juste ou inique, il en est ainsi, tu le reconnais toi-même !

— Oui ; mais une œillade de la maudite, si elle est belle, change les maudisseurs en adorateurs prosternés !

— Soit, mais ensuite ?

— Comment ?

— Tiens, ma pauvre enfant, les faits, les exemples sont plus probants que tous les raisonnements possibles. Écoute-moi, je vais te citer un fait.