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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/523

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— Il en sera ainsi que tu le désires ; mais, encore une fois, pourquoi différer notre départ, puisque, suivant mes avis, tu abandonnes la funeste vengeance que tu rêvais ?

— Je désire retarder notre départ, parce que la vengeance que je rêve, à cette heure, mon père, est aussi noble que l’autre était dégradante et dangereuse.

— De grâce, explique-toi.

— Au mal je répondrai par le bien, à la fausseté par la droiture, au crime par la vertu ; ce qui a été déshonoré sera honoré ; je serai le modèle des épouses.

Delmare regarde sa fille avec un mélange de surprise et de défiance invincibles, puis il ajoute :

— Ainsi, tu persisterais dans la pensée d’épouser cet homme ?

— N’est-ce pas le seul moyen d’obtenir la réparation à laquelle j’ai droit ?

— Jeane, — reprend Delmare de plus en plus inquiet, mais n’osant témoigner ses doutes sur la sincérité de sa fille, — tu ne me dis pas, je le crains, ta pensée tout entière, et ton projet…

— Le blâmeriez-vous, mon père ? — N’est-ce pas mon devoir, mon droit de poursuivre la réparation à laquelle je prétends ? Qui donc pourrait me désapprouver de tenter, du moins, de l’obtenir ?

— Tu ne l’obtiendras pas.

— Je l’obtiendrai.

— Tu t’abuses.

— Non, mon père, j’en réponds, je l’obtiendrai, vous dis-je ; mais, en supposant même que mon espoir soit trompé…

— Que ferais-tu, alors ?

— Je vous accompagnerais dans votre solitude, de même que je vous accompagne encore si, comme j’en ai la certitude, mon vœu est exaucé, si, en un mot, ce mariage a lieu.

— Ainsi, — reprend Delmare attachant sur sa fille un regard pénétrant, qu’elle supporte avec une apparente sécurité de conscience, — ainsi, quoi qu’il advienne, ce funeste mariage fût-il contracté, tu me suivras dans ma retraite ?

— Mon père, — reprend Jeane d’un ton de doux reproche et avec un accent de sincérité presque irrésistible, — pouvez-vous supposer un instant qu’il me soit possible de vivre auprès de cet homme ?… Ne sera-ce déjà pas pour moi un supplice de tous les instants que de dissimuler l’horreur qu’il m’inspire, jusqu’au jour où j’aurai obtenu la réparation qu’il me doit ? Ah ! croyez-moi, je hâterai de tout mon pouvoir le terme de cette torture que je