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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/522

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Celle-ci répondit avec une grâce touchante à l’étreinte de la vieille nourrice, lui disant :

— Bonne mère, vous avez dès aujourd’hui une fille de plus.

— En ce cas, en route, dès après-demain, pour le Morillon ! Je viens de retenir trois places à la diligence de Nantua. Voilà mon bulletin… Ah ! ah ! je ne perds pas de temps. Moi aussi, en vous voyant accourir ici, mademoiselle Jeane, je me suis dit : « Suffit ! elle est à nous, la chère fille ; nous l’emmenons pour sûr. Courons donc dare-dare aux Messageries. Ai-je bien fait, mon Charles ? »

Et, se retournant vers Jeane devenue pensive en entendant parler de ces préparatifs de départ, Geneviève ajouta :

— Faut m’excuser, mademoiselle, si j’appelle votre digne père mon Charles… mais voilà tantôt quarante-cinq à quarante-six ans que j’ai cette habitude-là ; je suis trop vieille pour en changer. Il faut m’excuser…

— Soit, à condition que vous m’appellerez votre Jeane, de même que vous appelez mon père votre Charles, sinon je serai jalouse…

— C’est dit, ma Jeane ; car, dès aujourd’hui, vous m’appartenez, voyez-vous, comme l’enfant appartient à sa mère.

— Et maintenant, — dit Delmare avec expansion, prenant entre ses mains celles de la vieille nourrice et de Jeane, — parlons de notre voyage. À quelle heure partons-nous, après-demain ?

— À onze heures et demie ; c’est écrit sur le bulletin, tu vois, — répond Geneviève en tirant de sa poche le bulletin et le montrant à Delmare, tandis que Jeane reprend avec effort :

— Mon père, il est indispensable d’ajourner l’époque de notre départ.

— Qu’entends-je ? — s’écrie Delmare. — Quoi ! lorsque, tout à l’heure, j’interprétais ton silence comme une adhésion à mes paroles, à mes projets de départ, je m’abusais donc ?

— Non, mon père, tu ne t’abusais pas : tes remontrances m’ont émue, frappée, m’ont enfin ouvert les yeux sur les périls, sur les hontes de la vengeance que je méditais.

— En ce cas, mon enfant, si tu renonces à tes desseins, pourquoi différer notre départ ?

— Mon père, — reprend Jeane d’un ton significatif, — il est inutile d’instruire de ce que vous savez cette digne femme, qui promet de m’aimer autant qu’elle vous aime. Ce serait lui causer un grand chagrin, et me rendre si confuse devant elle, que j’oserais à peine la regarder.