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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/528

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— Je m’en suis aperçue, Albert ; mon affliction a été grande : j’ai pressenti qu’une grave révolution devait s’opérer dans ta vie.

— Tu ne t’es pas trompée ; un fait, entre mille autres non moins significatifs, te peindra ma situation actuelle : il y a peu de jours, j’ai remis à mon ambassadeur un mémoire très-important, destiné au ministre des affaires étrangères de France. Le prince, selon son habitude, se reposant en toute sécurité sur mes lumières, sur ma sagacité, sur la conscience et le soin que j’ai coutume d’apporter dans mes travaux, se fiant à ma connaissance approfondie du sujet que je traitais, signe le mémorandum, pour ainsi dire, sans le lire, et le transmet au ministre. Mais, hier, l’ambassadeur me mande auprès de lui ; il m’apprend qu’il a été aussi stupéfait que désolé des observations faites par le ministre sur mon mémoire, complétement dépourvu des qualités que l’on remarquait ordinairement en moi : la clarté, la logique, la science des faits ; somme toute, j’avais entassé erreurs sur erreurs, confondu des dates, et prouvé à peu près le contraire de ce que je prétendais démontrer.

— Je ne te le cache pas, Albert, le prince m’a parlé de son extrême déconvenue à ce sujet ; il a même ajouté…

— Achève.

— Je crains de te blesser.

— Parle, parle ! la question est grave.

— Eh bien ! le prince a ajouté : « Depuis quelque temps, San-Privato n’est plus reconnaissable ; on dirait que sa rare intelligence s’affaiblit ; les affaires les plus simples lui semblent maintenant hérissées de difficultés : ses distractions, ses écarts de pensée sont inconcevables ; enfin… »

— Pas de réticence, Antoinette.

— « Enfin, — a ajouté le prince, — son dernier mémoire lui a causé beaucoup de préjudice ; j’ai été obligé de rejeter entièrement sur lui la très-grave responsabilité de son travail, affirmant, ce qui est moralement vrai, que ma religion avait été surprise par mon premier secrétaire d’ambassade, et qu’en cette circonstance je le désavouais hautement. En un mot, — a dit le prince en terminant, — si San-Privato ne se relève pas de cet échec, sa carrière, qui s’ouvrait si brillamment devant lui, est gravement compromise ; tout le monde ici remarque et déplore ses distractions, ses inexactitudes : il reste parfois deux ou trois jours sans paraître à la chancellerie ; en un mot, si je ne savais combien la trempe énergique de son caractère le met au-dessus des faiblesses et des