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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/541

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tant de ce bienheureux moment où nous le reverrons, ce bon père !

« Et, à son retour, quelle joie ! quelle animation ! C’était fête au logis et dans tous les cœurs, dans le mien surtout… Oui ! — ajoutait Maurice, de plus en plus pensif et quelque peu ému de ces douces remémorances de sa première jeunesse ; — comment a pu se produire ce refroidissement graduel qui peu à peu m’a gagné à l’endroit de mes parents ? Quelles en sont les causes premières ? Sans doute, leurs injustes exigences envers moi, leur égoïsme, les calomnies odieuses dont ils ont tenté de noircir Antoinette à mes yeux ; et puis, au Morillon, je n’étais encore, à bien dire, qu’un enfant, je ne savais rien de la vie, je partageais les habitudes, les occupations de mes parents : il résultait de cette conformité d’existence mille points de contact qui entretenaient notre affection ; mais ici, à Paris, complétement séparés par nos goûts, par les tendances de nos âges et surtout par nos griefs réciproques, il n’est pas étonnant qu’une sorte de glace se soit formée entre eux et moi. Enfin, ce qui me semble inexplicable, et ce que je me reproche comme une honte, une lâcheté indigne, c’est la persistance de mes souvenirs, qui, malgré moi, vingt fois par jour, se reportent vers Jeane, souvenirs indélébiles, qui, loin de s’éteindre en moi, sont toujours vivaces. Hélas ! lorsque, dernièrement, j’ai appris le prochain mariage de Jeane et de San-Privato par Antoinette, instruite, m’a-t-elle dit, de cette circonstance par son vieil ami, le prince de Castel-Nuovo, ne me suis-je pas livré à un accès de désespoir stupide, insensé ! n’ai-je pas regretté le passé, ma vie rustique, nos bois, nos montagnes, et, durant toute la nuit, n’ai-je pas pleuré de douleur et de rage ? »

Maurice, en devisant ainsi avec lui-même, était arrivé dans le voisinage de l’hôtel des Étrangers. Il descendit de voiture à l’extrémité de la rue de l’Université, préférant marcher, afin de pouvoir coordonner, résumer plus à loisir les arguments dont il se proposait d’user lors de l’entretien décisif qu’il comptait avoir avec sa famille.

Maurice ne s’arrêta pas à la loge du concierge de l’hôtel ; il monta l’escalier de l’entre-sol, et, non sans un très-vif battement de cœur, il sonna une première fois, puis une seconde à la porte de l’appartement occupé par sa famille ; il se préparait à sonner une troisième fois, surpris de la lenteur de Josette à répondre à la sonnette, lorsque la porte s’ouvrit lentement devant lui, et il se trouva en présence de son père, qu’il n’osa tout d’abord envisager. L’antichambre étant d’ailleurs fort obscure, Maurice ne