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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/540

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« — Encore une fois, vous quitterez Paris, mon fils, sinon vous y resterez à vos risques et périls.

« — Mon choix est fait, mon père ; mon droit, mon indépendance, ma dignité, me le dictent. Je resterai à Paris, et, si désormais il survient un certain refroidissement entre nous, je n’aurai pas, du moins, à m’en reprocher la cause, — répondrai-je à mon père ; — et tout sera dit, — ajouta mentalement Maurice.

« Or, il faut bien me l’avouer à moi-même, — ajouta-t-il, — je préférerais cette solution à l’autre, si peu probable qu’elle soit d’ailleurs ; car, si ma famille consentait à m’accorder trente mille francs de pension à la condition, de ma part, de m’engager sur l’honneur à ne plus contracter de dettes, je serais lié moralement, et ainsi fort gêné : trente mille francs, c’est peu, si j’en juge d’après la promptitude avec laquelle mon emprunt de vingt mille francs a fondu entre mes mains, et je n’ai donné que des à-compte à mes fournisseurs ! Je ne suis pas seulement ce qui s’appelle établi ; il me faut un charmant appartement, meublé avec une coquetterie et un luxe dignes d’Antoinette, afin qu’elle ne déroge pas en sortant de son splendide hôtel pour venir chez moi. Je lui donnerai souvent à souper ; il me faut au moins un cheval de selle, un cheval de suite pour mon groom, un cheval de harnais et un petit coupé pour sortir le soir, sans parler d’autres dépenses aussi véritablement indispensables, auxquelles les trente mille francs de la pension que je demande à mon père seraient loin de satisfaire. Je préfère donc voir ma requête accueillie par un refus sec et net. J’aurai ainsi mes coudées franches, je n’éprouverai pas l’ombre d’un regret en me séparant de ma famille, puisque, en définitive, elle l’aura voulu.

« Et encore, voyons, soyons sincère avec moi-même : cette séparation me coûtera-t-elle beaucoup ?

« Eh bien ! je suis obligé de me l’avouer, je serais, je crois, assez indifférent à cette séparation. Quel étrange revirement dans mes affections !

« Je me souviens qu’au Morillon, lors du voyage que faisait chaque année mon père à Genève pour la vente de ses bois, son absence durait à peine quinze jours, et ces quinze jours me semblaient un siècle. À chaque instant, je ressentais, pour ainsi dire physiquement, cette séparation, tant la présence de mon père me manquait. Ma seule consolation était de redoubler de tendresse envers ma mère, et, le soir, je m’endormais la tête sur ses genoux, parlant toujours de lui et disant :

« — Ma mère, encore un jour de passé ; il nous rapproche d’au-