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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/609

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voulu rien accepter de San-Privato avant d’être séparée de lui, vous n’accepterez rien de lui maintenant.

— Naturellement. Mais où voulez-vous en venir ?

— À ceci, Jeane, — reprit résolûment M. d’Otremont : — il vous reste trente louis ; lorsque vous aurez dépensé cette modique somme, de quoi vivrez-vous si vous n’avez d’ailleurs d’autres ressources ?

— Richard, je devine votre pensée, — répond Jeane en tendant la main à M. d’Otremont ; — merci du fond du cœur, merci, mon ami…

— Ah ! Jeane ! — s’écrie Richard en serrant entre les siennes la main toujours froide de la jeune femme, quoiqu’elle fût restée longtemps assise près du foyer, — votre réponse me prouve que vous appréciez comme il doit l’être le sentiment qui me guide.

— Il n’en pouvait être autrement, mon ami, et, je vous l’ai dit : vous êtes le seul homme à qui je demanderais un service sans croire en rien forfaire à ma dignité ; mais…

— De grâce ! deux mots encore. Je ne sais si je m’abuse, Jeane, mais ce que vous appelez votre mort morale me semble causé par un profond désenchantement ou un insurmontable dégoût de ce monde brillant où vous avez régné. Si mes soupçons ne me trompent pas, vous devez, ce me semble, rechercher une complète solitude… En ce cas, voici ce que je vous offre. Il existe à ma terre d’Otremont un pavillon absolument indépendant et séparé du château ; j’y vais rarement, je n’irais même plus du tout, si ma présence, quelque rare qu’elle fût, devait vous importuner. Le concierge et sa femme seront à vos ordres. Je sais la simplicité, la sobriété de votre vie matérielle. Or, — et j’insiste à dessein sur ces détails, en apparence puérils, connaissant vos scrupules, — or, les redevances en nature que mes fermiers apportent chaque semaine au château seront plus que suffisantes à vos besoins. J’ajouterai enfin que, de toute manière, je gage les gens de service qui restent à Otremont, soit que j’habite ou n’habite point le château. Vous ne serez donc pour moi, Jeane, l’objet d’aucun surcroît de dépense. Que vous dirai-je ? je vous offre en frère l’hospitalité que j’offrirais au meilleur, au plus respecté de mes amis, fût-il le plus fier des hommes, si je le voyais frappé par un revers de fortune ; et, j’en suis certain, si ombrageuse que fût sa susceptibilité, il ne pourrait refuser mes offres. Me comprenez-vous, Jeane ?

— Oui, Richard, je vous comprends… oui, j’apprécie la délicatesse exquise de votre proposition. Et, tenez, voyez dans mes yeux