Aller au contenu

Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/622

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

daigneusement les bras sur sa poitrine et toise du regard madame Thibaut, qui, en se précipitant dans le salon, vient d’entendre ces paroles de son galant : « Jeane, je t’en supplie, fuyons ; tu ne sais pas de quoi est capable cette horrible mégère ! »

À ces mots, Athénaïs demeure pendant un moment suffoquée par la fureur ; sa large face, ordinairement rouge, devient pourpre, puis d’un cramoisi presque bleuâtre ; et, haletante, l’écume aux lèvres, levant vers le plafond ses gros poings crispés, elle ne peut que murmurer d’une voix étouffée :

— Ah ! gredin d’homme ! une femme ici… chez moi ! J’ai la petite mort !… Ça me casse bras et jambes. Ah ! gredin d’homme !

Maurice, à cette apostrophe, rencontre le regard glacial de doña Juana, « impassible comme le juge, inexorable comme le justicier, » ainsi qu’elle l’a dit elle-même. Et, rougissant, écrasé de honte, le misérable fait un mouvement pour sortir ; mais il est retenu par la crainte du danger auquel il exposerait Jeane en la laissant à la merci de la rage de madame Thibaut ; il reste aux côtés de sa cousine, prêt à la protéger. Mathurin Blanchard rit aux éclats en frottant ses longues mains osseuses. Cet avorton, de qui la taille contrefaite atteignait à peine quatre pieds, bossu par derrière, bossu par devant, d’une laideur hideuse, est roux et camus comme sa mère. Celle-ci, toujours suffoquée par la fureur et hors d’état de faire un mouvement, attache sur Jeane ses gros yeux verts flamboyants, injectés de sang, et répète, haletante :

— Une femme chez moi ! et j’aurai dépensé pour lui jusqu’à mon dernier sou ! Ah ! gredin d’homme ! ah ! vile canaille !

— Eh ! eh ! belle petite maman, reprend le bossu de sa voix grêle et perçante avec un ricanement sardonique, chère et digne mère, ce gredin-là, tu l’adores ! tu le loges, tu le nourris, tu l’habilles, ce gredin-là ! Oui, cette vile canaille n’aurait, sans ton argent, ni chemise au dos, ni souliers aux pieds, ni pain sous la dent. Et il se moque de toi, ce gredin, belle petite maman ; tu te ruines pour lui, chère et digne mère, tu es volée. Eh ! eh ! tu es volée, tu seras réduite à la besace, et moi aussi, belle petite maman, si la leçon ne te profite point ! Hein ! continueras-tu à l’entretenir, ce gredin, cette vile canaille, qui, à ton nez, à ta barbe, donne ici, chez toi, rendez-vous à ses cocottes ? Et c’est pour cet ingrat rufien que tu nous ruines, ô ma vénérable mère !

— Entends-tu, Maurice ? — dit Jeane immobile et redoutable comme une statue vengeresse. — Que peux-tu répondre ? que peux-tu répondre ?