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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/629

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silence. Ils touchèrent à peine à quelques provisions dont M. d’Otremont avait eu la précaution de faire garnir l’un des coffres de la voiture, afin d’épargner aux fugitifs la nécessité de s’arrêter dans les auberges des villes qu’ils traversaient et où l’on pouvait leur demander l’exhibition de leurs passe-ports. La nuit vint, nuit de janvier, noire, froide, brumeuse. La lune se levait tard, et, à travers les ténèbres profondes, on n’apercevait rien au dehors de la voiture, sinon les lueurs projetées par les réverbérations des lanternes allumées. Jeane, quoique les glaces des portières fussent hermétiquement fermées et qu’elle fût enveloppée de fourrures, frissonnait parfois ; car, depuis longtemps, elle était sujette à une singulière réfrigération physique causée par le ralentissement de la circulation du sang et des battements du cœur. Maurice, au contraire, de qui la robuste organisation conservait toute sa puissance, était en proie à une fièvre ardente causée non-seulement par l’influence des événements du jour et par la crainte de se voir arrêter, crainte renaissant à chaque relais, mais encore par l’anxieuse curiosité avec laquelle il attendait les confidences de doña Juana ; ces confidences, qu’elle voulait envelopper de ténèbres, afin de n’être pas vue rougissant devant le seul homme aux yeux de qui elle pouvait encore rougir, disait-elle. Et pourtant cet homme était lui, Maurice, lui tombé dans cette abjection dont Jeane, durant la matinée, avait elle-même voulu sonder la fangeuse profondeur ; aussi, rompant le premier le silence, il dit :

— Jeane, le trouble de mon esprit est, autant qu’il peut l’être, apaisé ; ma raison est lucide. La nuit est venue ; il m’est impossible, quoique assis près de toi, de distinguer tes traits. Tu n’as pas à craindre que je te voie rougir ; je t’écoute…

— Entends donc ma confession, et, quoi que je te dise, Maurice, ne mets pas en doute ma sincérité.

— Rien ne t’oblige à cette confession. L’opprobre où je suis tombé me défend de t’adresser le moindre reproche ; tu ne saurais donc manquer de sincérité.

— Il me faut d’abord te rappeler en peu de mots ce qui s’est passé ensuite de ma rupture avec ta mère et toi, lorsque je suis allée demeurer chez ma tante San-Privato ; cette résolution, sais-tu ce qui en moi l’a surtout déterminée ?

— Ton amour pour Albert ?

— Non, Maurice ; cette résolution m’a été dictée par mon amour, par mon estime pour toi.

— Jeane, je t’ai promis d’ajouter foi à tes paroles, quoi que tu