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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/628

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vant auprès de sa cousine, un retour involontaire vers les temps passés lui rappela ces jours de paix, de bonheur, d’innocence, où il goûtait les joies de la famille, les délices d’un noble amour, lointain mirage qui semblait rayonner d’une douce clarté parmi les ténèbres de son existence actuelle, qu’il lui fallait cacher dans l’ombre, afin d’échapper à la justice, à la prison ou au bagne. Il éprouvait parfois une honte douloureuse, brûlante au cœur, comme le serait le fer chaud sur l’épaule, en songeant qu’aux yeux de Jeane il avait été traîné dans sa propre fange par madame Thibaut et par son fils ; et cependant, malgré tant d’ignominie, Jeane était venue à lui, ne l’abandonnait pas ; elle favorisait sa fuite avec autant de présence d’esprit que de dévouement, disant ces paroles étranges dont il cherchait en vain le sens mystérieux : « Nous sommes maintenant à jamais l’un à l’autre ; nous ne nous séparerons plus, tu m’appartiens ainsi que le condamné appartient au justicier ! » Moins observateur que M. d’Otremont, et ayant, d’ailleurs, revu Jeane agitée par les émotions les plus violentes, les plus diverses, Maurice ne remarquait pas encore en elle cette espèce d’impassibilité glaciale, symptôme de ce que doña Juana appelait sa mort morale. Enfin, quelques années auparavant, le bruit des galanteries de la jeune et belle madame San-Privato, alors l’une des femmes les plus à la mode de Paris, était vaguement venu jusqu’à ses oreilles ; mais il ignorait absolument quel était au vrai le fond de l’âme de Jeane. Tous deux, durant les premières heures du voyage, restèrent mornes, silencieux ; en vain Maurice, d’une voix tremblante, oppressée par la conscience de son opprobre et n’osant lever les yeux, essaya parfois de nouer l’entretien ; cet entretien tomba toujours pour ainsi dire de soi-même, et, lors de la dernière tentative de son cousin, afin d’engager la conversation, Jeane lui dit :

— Maurice, ton esprit doit être et est encore sous le coup des impressions de cette funeste journée ; puis mon regard t’embarrasse. Le tien aussi m’embarrasserait lors de mes confidences, qui, seules, pourront t’expliquer pourquoi j’ai tenté de me rapprocher de toi et quels sont mes projets. Il nous faut, afin d’atteindre Nantua le plus tôt possible, voyager jour et nuit ; attendons la nuit pour nous entretenir, et alors nous ouvrirons notre cœur l’un à l’autre. Tu seras plus calme, et, quels que soient nos aveux mutuels, les ténèbres couvriront notre rougeur ; car tu es le seul homme, Maurice, le seul devant qui je rougirais encore, parce que tu m’as connue telle que je ne suis plus…

Les deux voyageurs attendirent donc la nuit dans un pénible