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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/631

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— Depuis longtemps j’ai épuisé la coupe amère du repentir.

— Jeane, je ne puis apercevoir tes traits, mais l’accent de ta voix me fait frémir ! grand Dieu ! si tu as épuisé jusqu’au repentir, que te reste-t-il donc ?

— Rien !…

— Que signifie… ?

— Tu le sauras… Je continue : « Soyez doña Juana, m’avait dit San-Privato ; vous régnerez en souveraine impitoyable sur un monde que vous tiendrez courbé sous le talon de votre bottine ; vous serez une coquette effrénée… » San-Privato, afin de ne pas m’effaroucher, disait alors seulement coquette, mais, au fond de sa pensée, il disait impudique effrénée. Cette pensée, je l’ai pénétrée, elle ne m’a pas révoltée…

— Est-ce possible ?

— Cette pensée m’a souri…

— À toi, Jeane ! toi, la Jeane de ce temps-là ?

— L’innocente Jeane que tu dis était déjà morte, ton inconstance, tes dédains l’avaient tuée, Maurice.

— Ah ! malheur à moi, malheur à nous !

— Laissons-là les reproches, bornons-nous à constater les faits avec l’impassibilité du médecin constatant sur un cadavre les causes de la mort qui l’ont frappé.

— Jeane ! Jeane ! qu’es-tu donc devenue ?… ta voix glace mon cœur…

— Je suis devenue semblable à ce corps refroidi sur lequel le médecin recherche les causes du trépas.

— Tu m’épouvantes !…

— Déjà ?… C’est trop tôt !

— Jeane…

— Écoute encore… « Soyez donc doña Juana, secouez pudeur et honte ; tous les hommes seront à vous, m’avait dit San-Privato ; et, dans votre ironie terrible, dans votre dédain superbe, vous ne serez à personne, sinon à moi, à moi votre mari, votre complice ; car, si vous m’épousez, Jeane, je ne serai jamais jaloux que de votre confiance absolue, inexorable, et nous rirons fort de nos victimes ! »

— Quoi ! San-Privato t’a fait cette proposition infâme ?…

— Oui, afin de me dépraver, de me perdre moralement, de faire ainsi plus facilement de moi sa maîtresse et de m’abandonner ensuite ; mais je devinai son dessein. J’ai cependant feint de croire à sa sincérité, parce que je me sentais possédée du désir de personnifier l’exécrable type de doña Juana. Et cependant,