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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/632

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étrange mystère de l’âme, je t’aimais encore, mon cher Maurice !

— Serait-il vrai ?

— Je t’aimais toujours, non de cet amour qui fait monter la rougeur au front, et dont la perversité de San-Privato attisait en moi les feux impurs ! Non ; je t’aimais de cette noble affection qui, en des temps plus heureux, devait être dignement couronnée du double titre d’épouse et de mère.

— Et cependant, Jeane…

— Et cependant, j’étais déjà résolue à ne mettre aucun frein à mes désordres : mystère étrange, n’est-ce pas, Maurice ?

— Tu l’as dit, mystère étrange de l’âme, contradiction inexplicable…

— Inexplicable en apparence, non en réalité. Les âmes dégradées ne conservent-elles pas toujours, malgré elles, la notion du bien et du mal ?… Mais le mal domine en souverain. Je t’aimais encore noblement, sincèrement, mais le fantôme de doña Juana me fascinait, m’attirait invinciblement à lui ; aussi, par cela même que j’avais conscience de mon attachement pour toi, je me reconnaissais désormais indigne de porter ton nom. Oui, à cette heure où j’ai senti mes mauvaises passions à jamais déchaînées, je t’aimais trop, je te l’ai dit, pour t’exposer au rôle déshonorant qui devait être celui de San-Privato. Voilà pourquoi j’ai résisté aux prières, aux larmes de mon père. En vain il m’assurait que tu m’aimais encore, en vain il me suppliait de me rattacher à toi : tu étais alors entraîné, égaré, mais non perdu, et capable d’un retour vers le bien, disait mon père ; et il ne doutait pas de mon influence sur toi : elle eût, selon lui, triomphé de celle de madame de Hansfeld. Il voyait encore, à cette époque, notre unique chance de salut à tous deux dans notre mariage. Mon père, cette fois, s’abusait. Il était trop tard, trop tard. Aussi, te le disais-je tout à l’heure, Maurice, j’avais, par estime et par véritable attachement pour toi, rendu notre union impossible à l’avenir en me déterminant à accepter l’hospitalité que m’offrait ma tante San-Privato.

— Ce qui me semblait tout à l’heure incompréhensible m’est maintenant expliqué, Jeane. Ainsi, dès lors, tu étais résolue d’épouser Albert ?

— Oui ; car, sans parler du singulier attrait qu’il m’inspirait encore, sa position dans le monde m’ouvrait les portes de cette société choisie où j’aspirais à réaliser le type de doña Juana. La perfidie de San-Privato, dont je n’avais pas été dupe un instant,