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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/641

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— De plus, la misère, la hideuse misère t’attend, puisque tu ne peux plus même profiter du refuge que ton père, en prévision de ta ruine, t’avait assuré au Morillon, où tu serais bientôt reconnu.

— Tes paroles, Jeane, sont peu consolantes.

— Crois-tu que je songe à te consoler ?

— Quel est donc ton dessein ? Ne m’as-tu pas dit : « Nous sommes maintenant l’un à l’autre » ?

— Oui, j’espère quelque chose de cette union du vice et du crime.

— Cette espérance… quelle est-elle ?

— Celle des désespérés.

— Jeane, tu parles en énigme.

— De cette énigme, la fin de ma confession te donnera le mot. Écoute-la, je l’achève… San-Privato me présenta donc dans ce qu’on appelle le monde diplomatique, l’élite de la meilleure compagnie de Paris et de l’Europe. La première fois que j’entrai dans l’un de ces salons, c’était, je me le rappelle, à un grand bal donné à l’ambassade d’Angleterre. J’éprouvai d’abord une impression de crainte, de défiance de moi-même ; qu’étais-je ?… Une pauvre provinciale complétement étrangère au monde aristocratique et à ses usages. Les deux battants d’une longue galerie s’ouvrirent devant moi ; je fus éblouie : l’éclat des lumières, la splendeur des parures, cette atmosphère tiède, saturée de la suave odeur des bouquets et des parfums qui s’exhalent de la chevelure des femmes, l’harmonie de l’orchestre, me causèrent une sorte d’enivrement ; bientôt j’y puisai cette audace que donne parfois l’ivresse ; l’avenir de doña Juana dépendait de ce début ; je devais ou me perdre inaperçue dans ce flot brillant, ou attirer tout d’abord l’attention sur moi, conquérir de prime-saut une sorte de renommée, en un mot, devenir, durant cette première soirée, ce que, dans son jargon, le monde appelle une femme à la mode… moi, obscure, inconnue, n’ayant de remarquable que l’extrême simplicité de ma toilette, ma grande jeunesse et quelque beauté. Je réussis au delà de mes espérances : oui, ce soir-là même, au bout d’une heure, les femmes les plus entourées prononçaient le nom de madame San-Privato avec une envie amère ; les hommes à bonnes fortunes parlaient de moi avec une admiration mêlée de galante convoitise et d’insolente espérance, témoignant assez que je m’étais tout d’abord posée comme l’une de ces femmes auxquelles on peut, sans trop d’outrecuidance, tôt ou tard prétendre. Enfin, les honnêtes gens durent s’exprimer sur mon compte avec une juste sévérité, sinon avec mépris.