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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/660

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non, tu ne tromperas pas ma dernière espérance. Ah ! que je me félicite de t’avoir donné, par ma confession, l’exemple d’une inexorable franchise. Avoue-le, si je ne t’avais pas initié à tous les secrets de ma dégradation, tu ne m’aurais pas ainsi, à ton tour, ouvert ton âme sans réserve.

— Il est vrai. Puis cet entretien a sur moi une influence croissante et singulière, dont je puis à peine me rendre compte.

— Cette influence est-elle bonne, est-elle mauvaise, Maurice ?

— Je ne sais encore, car elle me semble inexplicable. Ainsi, ton inflexible raison me peint l’avenir sous les couleurs les plus effrayantes, les plus vraies, et cependant…

— Achève…

— Comment t’exprimer cette impression ? J’éprouve une sorte d’allégement, quoique l’avenir m’apparaisse de plus en plus menaçant.

— Ce n’est pas quoique l’avenir, mais parce que l’avenir t’apparaît de plus en plus menaçant, que tu éprouves une sorte d’allégement, mon bon Maurice.

— Que veux-tu dire ?

— C’est encore un grand pas vers le mieux que de reconnaître les impossibilités qui nous entravent ; dès lors, résolu à ne pas se briser contre elles, on éprouve un certain soulagement.

— Jeane, selon toi, l’avenir serait donc pour moi une impossibilité ?

— Je vais en deux mots t’en convaincre, en résumant ta position : ainsi, dans l’hypothèse d’une arrestation, tu l’avoues toi-même, dix années de prison feront de toi un scélérat ?

— En mon âme et conscience, c’est horrible à dire, je le crois…

— Si tu parviens à gagner un pays étranger, tu te sens incapable de te résigner aux labeurs qui pourraient t’épargner les souffrances de la misère ?

— Oui, j’ai perdu toute mon énergie, sauf celle du mal…

— Si Richard d’Otremont venait à ton aide en te confiant une somme d’argent destinée à te créer, ton travail aidant, une honorable existence, tu jouerais ou tu dissiperais cette somme ?

— Je l’avoue, je ne pourrais résister à la tentation, je connais ma faiblesse.

— Ainsi, Maurice, si, en échappant aux poursuites de la justice, tu te réfugies à l’étranger, tu te sens incapable d’y gagner, par des moyens honnêtes, de quoi vivre honorablement ?