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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/661

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— Il est vrai.

— En ce cas, tu chercheras forcément des ressources dans des expédients honteux ou criminels, et, tôt ou tard, à l’étranger comme en France, ils te conduiront en prison, et en prison tu deviendras un grand criminel. Tu ne peux sortir de ce cercle de fer où la fatalité t’enferme, mon pauvre Maurice.

— Il n’est que trop vrai ; de quelque côté que je me tourne, se dresse devant moi le spectre de la misère ou du crime.

— Tu es trop perverti, trop énervé pour lutter énergiquement contre la misère ; mais tu n’es pas encore assez déchu pour vouloir devenir sciemment un scélérat endurci ; aussi te le disais-je, Maurice, tu reconnais toi-même l’impossibilité de te résoudre à un pareil avenir, parce qu’il est encore resté au fond de ton âme quelques bons sentiments, ressouvenirs de tes vertus natives, toi que j’ai connu si pur, si généreux…

— Ces bons sentiments étaient-ils endormis, se sont-ils réveillés à ta voix, Jeane ? Je l’ignore ; mais je me sens de moins en moins abattu, j’envisage d’un regard plus ferme l’extrémité où je suis acculé. Enfin, je retrouve quelque courage, tandis qu’il y a deux heures, je me suis montré honteusement lâche, et ma lâcheté, Jeane, tu l’avais devinée.

— Quand cela ?

— Lorsque, me croyant au moment d’être arrêté, j’ai reculé devant la pensée d’échapper à l’opprobre par le suicide, en me servant du poison que j’ai là, caché dans la doublure de mon habit.

— Oui, je me suis aperçue de ta défaillance ; mais, maintenant, j’en jurerais, tu ne défaillerais pas, dis, Maurice ?

— Non ! j’en jure Dieu ! l’on ne me prendra pas vivant, et même, si l’avenir continue à m’apparaître aussi effrayant qu’à ce moment, je…

— Tu te délivreras de cette cruelle appréhension ?

— Oui ; car, comme toi, Jeane, je dis : « Je suis las, las de ces angoisses, de ces terreurs, et, juste ciel ! elles ne font que commencer. »

— Ah ! Maurice, — reprend Jeane avec expansion, — telle est la cause de cet allégement dont tu t’étonnais tout à l’heure ! oui, bien que l’avenir t’apparût redoutable jusqu’à l’impossible, tu te sentais confusément la puissance de te soustraire par le suicide aux étreintes de la fatalité ; elle peut enchaîner ton corps dans son cercle d’airain !… mais non ton âme, et, si tu la délivres de ses attaches terrestres, elle remonte vers Dieu, confiante en sa miséricorde infinie.