Aller au contenu

Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/666

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

femme et l’inconduite de Maurice ; une seule fois, disons-nous, M. Dumirail vint voir Delmare dans sa retraite, afin de l’instruire de la destination qu’il donnait à son domaine du Morillon, ajoutant que, sans la fatale circonstance qui rendait leurs relations impossibles, il lui eût demandé comme une grâce de renouer leur ancienne amitié, où il aurait trouvé la consolation de ses derniers jours ; il reconnaissait trop tardivement, hélas ! la sagesse, la sagacité des conseils jadis à lui donnés par Delmare : celui-ci, sauf cette visite de M. Dumirail qui raviva ses plaies saignantes, resta donc complétement isolé dans sa retraite, entretint pendant quelque temps une correspondance avec M. d’Otremont, afin d’obtenir de lui quelques détails sur la conduite de la jeune madame San-Privato (Richard ignorait les liens qui unissaient son ancien ami à Jeane), et il ne tarda pas d’apprendre à celui-ci que, déjà, dans le monde où elle régnait par la grâce, l’esprit et la beauté, on lui donnait le surnom de doña Juana. Delmare, devinant facilement que ses craintes se réalisaient au sujet des désordres de sa fille, s’abandonna dès lors à un morne désespoir, causé surtout par son impuissance de conjurer les malheurs qu’il avait prévus, impuissance cruelle ressortant de sa position adultère. Il n’avait aucun droit légal sur sa fille, et telle était, d’ailleurs, la trempe du caractère de celle-ci, que l’autorité morale de son père devait échouer devant les résolutions qu’elle prenait et exécutait avec une incroyable ténacité de volonté. Cependant, quoiqu’elle eût conscience des mortels chagrins dont elle le navrait, Jeane conservait pour lui une tendresse relative ; ce sentiment s’augmenta même à mesure que la jeune femme reconnut de plus en plus la sûreté des prévisions de son père. Elle correspondait, nous l’avons dit, fréquemment avec lui, se gardant, ainsi qu’on le doit supposer, de faire la moindre allusion à ses nombreuses aventures, réserve imitée par Delmare ; néanmoins, il reconnut et suivit, pour ainsi dire pas à pas, grâce à sa pénétration d’homme d’expérience, l’invasion et les progrès de cette maladie morale, de cet inexorable désenchantement qui devait un jour pousser sa fille au suicide. Cette terrible extrémité, Charles Delmare ne la prévoyait pas, ne pouvait pas la prévoir, malgré la tristesse croissante dont était empreinte la correspondance de madame San-Privato, surtout depuis deux ou trois mois ; cette tristesse réagit profondément sur lui. Il s’alanguit peu à peu, en proie à un chagrin dont il vivait pour ainsi dire, tant était invincible sa répugnance de tout ce qui pouvait le distraire. Il devint sombre, taciturne ; son organisation, jadis robuste, s’affaiblit à mesure que, s’imposant