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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/665

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qu’il pleuvait dans le plat pays. Rien n’est changé dans l’aspect de la demeure solitaire du père de Jeane, sinon que les plates-bandes du jardinet disparaissent complétement sous la neige, dont sont aussi couvertes les bandes inclinées de la toiture de chaume frangée de longues stalactites, formées par l’eau de neige fondue au soleil, puis changée en glaçons par la gelée. La nuit est venue. Geneviève file à son rouet, assise d’un côté de la cheminée du salon ; de l’autre côté du foyer se tient Charles Delmare. En cinq ans, et quoiqu’il atteigne à peine sa cinquantième année, il a les séniles dehors d’un sexagénaire. Sa chevelure, sa barbe, qu’il laisse incultes et longues, ont complétement blanchi ; seuls, ses sourcils prononcés sont restés noirs. Il semble l’ombre de lui-même. Sa pâleur, son effrayante maigreur, les rides profondes dont est sillonné son large front devenu chauve, annoncent un lent dépérissement causé par les ravages incessants de ses profonds chagrins ; il paraît d’une faiblesse extrême, car, voulant changer de place sur le fauteuil où il est étendu, il ne peut retenir un léger gémissement que lui arrache son débile effort. On voit, rangés sur une petite table placée à côté de lui, plusieurs paquets de lettres soigneusement pliées. Ces lettres lui ont été écrites par Jeane. Il parcourt quelques-unes d’entre elles et achève de classer cette correspondance par ordre de dates ; son front est penché vers la table et repose sur l’une de ses mains, si osseuses, si amaigries, qu’elles sont devenues presque diaphanes. — Geneviève a beaucoup moins souffert des atteintes de l’âge que son fieu ; elle semble encore alerte ; de temps à autre, elle interrompt le mouvement monotone et cadencé de son rouet, afin de jeter un regard de tendre compassion sur Delmare, absorbé par la classification des lettres de sa fille ; puis la nourrice étouffe un soupir et continue de filer. Après avoir en vain tenté de dissuader sa fille d’épouser San-Privato et de la sauvegarder ainsi des funestes conséquences de ce mariage, Delmare, connaissant trop bien le caractère, le naturel de Jeane, pour douter un instant des futurs scandales de son existence, eut avec elle un dernier entretien, la surveille de son union avec San-Privato, entretien déchirant où ce malheureux père, doué d’une sorte d’intuition due autant à sa longue expérience du monde qu’à sa tendresse pour sa fille, lui prédit les malheurs dont elle était menacée ; puis, dans l’impuissance absolue de les conjurer, il regagna sa retraite, n’en sortit plus et y vécut dans une solitude absolue.

Une seule fois, M. Dumirail, peu de temps avant sa mort, hâtée par les regrets invincibles que lui causaient la perte de sa