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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/670

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— Ah ! nourrice, — reprend Delmare sans attacher d’importance aux étranges paroles de Geneviève, — tu dis : « Qui vivra verra ? » Mais, pour voir, il faut vivre, et c’est un si pesant fardeau que la vie ! Je ne voudrais pas que la mienne se prolongeât, même si j’étais certain d’assister au châtiment de ce misérable San-Privato ! Ah ! la tombe, nourrice, la tombe ! Il faut, vois-tu, toujours en venir là ; un bon trou, bien profond, six pieds de terre sur votre cadavre, et l’on s’endort pour l’éternité !

— Tiens, mon Charles, il faut bien, à la fin, que je te le dise, mais, sans t’en douter, tu deviens méchant, — reprend la nourrice les lèvres tremblantes et étouffant un sanglot, tandis que des larmes ruisselaient sur ses joues. — Oui, à ton insu, tu deviens méchant ; tu sais quel chagrin tu me fais en me parlant toujours ainsi de ta mort, et tu n’as pas de pitié pour moi !

— Pardonne-moi, bonne mère ; c’est vrai, je t’attriste, je ne suis pas gai, je l’avoue.

— Gai !… Est-ce que je te demande d’être gai, moi ? est-ce que je te demande même de t’étourdir sur un malheur qui peut t’arriver comme à tout le monde, puisque nous sommes tous mortels, dit la chanson ? Il est sûr et certain que, si tu pars le premier, ce sera moi, et personne autre, qui fermerai tes pauvres yeux, que j’ai vus si clairs, si gais quand tu étais petit, si brillants et si fiers quand tu étais jeune homme ! Ce sont mes vieilles mains qui t’enseveliront, toi que j’ai bercé dans mes bras, mon Charles ! J’accomplirai fidèlement tes petites commissions, je mettrai près de ton cœur la boîte où sont les lettres de ta fille ; je t’accompagnerai jusqu’au cimetière, je verrai combler ta fosse, je baiserai une dernière fois la terre qui recouvrira ton pauvre corps, et puis, et puis…

Geneviève s’interrompt, un éclair sinistre brille dans ses yeux gris, et elle ajoute :

— Suffit… j’ai mon idée… Qui vivra verra… Enfin, mon Charles, puisqu’il a été et qu’il est bien convenu entre nous deux que celui qui survivra à l’autre lui rendra tous les services de bonne amitié qu’on se doit, parlons d’autre chose, quand ça ne serait que l’histoire de changer de conversation ; car ne pas sortir de la mort et de la tombe, de la tombe et de la mort, jour de Dieu ! mon Charles, soit dit sans reproche, c’est à porter le diable en terre !… Et remarque, mon pauvre fieu, que ce n’est pas à cause de moi que je te reproche tes idées noires, mais à cause de toi, parce qu’elles te minent, parce qu’elles te tuent à petit feu.

— Je sais combien tu m’aimes, bonne mère ; je suis certain