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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/671

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que, si je meurs avant toi, tu ne me survivras pas de beaucoup, nourrice ?

— Pour deviner ça tout seul, t’es encore malin comme Gribouille, toi !

— Tu reviendras dans notre maison, tu n’en sortiras plus guère, tu t’occuperas machinalement des soins du ménage, tu rangeras ce salon, tu feras mon lit comme si j’existais encore, et puis, au bout de deux ou trois mois, on dira dans le pays : « Vous savez bien, la vieille Geneviève, la nourrice à M. Delmare ? eh bien, elle est morte. Elle a demandé à être enterrée près de son fieu ! »

— Non, non, ce dernier bonheur, je ne l’aurai pas, — murmure la nourrice sanglotant, — et pourtant le bon Dieu sait ce que j’aurais donné pour me dire : « Sous terre comme dessus terre, je ne serai pas séparée de mon Charles ; » mais non… impossible, ça ne se pourra pas ! ça ne se pourra pas !

— Pourquoi non ?

— Ah ! pourquoi ?… pourquoi ?… Tu es bien curieux, toi, mort de ma vie ! — reprend Geneviève avec un ricanement farouche. — Suffit… je m’entends… Mais parlons d’autre chose, parlons de ta fille, — ajoute la nourrice essuyant les larmes dont étaient baignés ses yeux, naguère étincelants d’un feu sombre. — Et, quoique ce sujet-là ne t’inspire pas des idées beaucoup plus gaies que la tombe, du moins ça te changera de tristesse.

— Ah ! nourrice, si j’osais…

— Si tu osais ?

— Te dire…

— Quoi ?

— Rien, rien ! — répond brusquement Delmare cachant sa figure entre ses mains. — Ah ! c’est horrible ! horrible !…

— Qu’est-ce qui est horrible ?

— Une pensée qui souvent, depuis quelque temps, me vient au sujet de Jeane.

— Enfin, tant horrible qu’elle soit, confie-la-moi, ça te soulagera.

— C’est trop affreux ! Ah ! tu as raison bonne mère, je deviens méchant, je deviens féroce.

— Féroce ! mon pauvre fieu, toi, féroce !

— Dieu juste !… être assez dénaturé pour désirer la mort de…

— La mort de qui ?…… du muscadin ?

— Non.

— De qui donc alors désires-tu la mort ?

— Je n’ai jamais eu de secret pour toi, mais je n’ose te faire cette confidence affreuse.