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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/683

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las ! c’est ma faute, c’est ma faute ; je t’ai causé tant de chagrins ! me les pardonnes-tu ?

— Tu les as expiés, tu les expies, malheureuse et chère enfant, par cet amer désenchantement dont j’ai suivi la naissance et le progrès dans tes lettres.

— Quoi !… tu as deviné ?

— Tout ce dont tu as souffert : désillusion, satiété, dégoût et il en devait être ainsi. Il y avait en toi moins de corruption réfléchie que de curiosité du mal ; cette curiosité satisfaite, rassasiée, ce qui l’excitait naguère t’a semblé odieux, révoltant. Mais oublions ce triste passé ; songeons au présent, à l’avenir.

— Ne sois inquiet, bon père, ni du présent ni de l’avenir.

— Tiens, Jeane, — reprend Delmare après un moment de silence, — il se passe en moi quelque chose d’étrange, d’incompréhensible, dont je suis effrayé…

— Que veux-tu dire ?

— Tu es là, à mes côtés ; tu me reviens, dis-tu, pour toujours ?

— Pour toujours.

— Tu combles ainsi bien tard, hélas ! le rêve incessant de mon cœur : finir mes jours près de toi. Enfin, après plusieurs années d’épreuves douloureuses, tu suis le conseil qui te les eût épargnées, tu viens partager ma retraite ; je dois croire, je crois à la sincérité de tes promesses ; tous mes vœux sont et doivent être comblés. Dis-moi, cependant, pourquoi mon âme est triste, triste jusqu’à la mort ?

Jeane, frappée de la pénétration de son père, presque averti par un vague pressentiment du coup affreux dont il était menacé, Jeane s’efforce de donner le change à Delmare sur la cause de sa tristesse, et reprend : — Malgré toi, ma présence te rappelle les hontes de ma vie ; cette pensée t’afflige profondément.

— Non, telle n’est pas la cause de l’inexplicable tristesse dont je suis accablé. Le passé est oublié, pardonné. Serais-tu, d’ailleurs, tombée cent fois plus bas encore, mon affection pour toi ne serait en rien affaiblie ; ma folle tendresse paternelle ressemble, par ses faiblesses, par son inépuisable indulgence, à ces amours tellement invincibles, que ceux qui les éprouvent pardonnent tout, excusent tout chez la femme qui les trompe, les désole, les désespère, et qu’ils ne peuvent cependant s’empêcher d’idolâtrer ! Je t’ai aimée, idolâtrée, quoi que tu aies fait ; je t’aimerai, quoi que tu fasses. Ce n’est donc pas ton inconduite passée qui m’attriste à ce point.

— Qu’est-ce donc ?