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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/684

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— Que sais-je ? J’ai maintenant l’assurance de finir mes jours près de toi ; mon cœur devrait bondir de joie, il est navré.

— Souvent, vois-tu, bon père, nous nous exagérons tellement la valeur d’un bonheur longtemps désiré, poursuivi, que, lorsque nous l’atteignons, nous ressentons, non pas sans doute une déception, mais la différence de l’illusion à la réalité.

— Non ! telle n’est pas la cause de ma tristesse et de mes noirs pressentiments.

— Tu as tant souffert, pauvre père !… L’habitude de la douleur nous met en défiance contre le bonheur même le plus assuré.

— Peut-être bien, — répond Delmare pensif.

Puis, après un silence :

— Cependant, non, non, cette angoisse, inexplicable pour moi, doit se rattacher à quelque chose d’actuel, d’imminent.

Et Delmare ajoute d’une voix poignante, en enlaçant plus étroitement sa fille toujours assise sur ses genoux :

— Jeane, je t’en supplie, toi qui sais la cause de cette angoisse que j’éprouve malgré moi, toi qui sais la vérité, dis-la-moi, je t’en supplie ; quelle qu’elle soit, dis-la-moi ?

— Quelle vérité, mon père ?

— Encore une fois, mes angoisses, mes pressentiments ont une cause, j’en éprouve les effets ; mais elle reste un mystère pour moi ; tandis que toi, tu dois connaître, tu connais cette cause. Jeane, ma fille bien-aimée, par pitié, la vérité ; je ne demande que la vérité !… Pourquoi mon cœur est-il en ce moment brisé, déchiré ?… Pourquoi est-ce qu’aujourd’hui je souffre plus que je n’ai jamais souffert ? Dis !… Cependant, à cette heure où tu reviens à moi pour ne plus me quitter, pourquoi est-ce que je pleure, hélas ! non de joie, mais de douleur ? — ajoute Delmare donnant cours à ses larmes longtemps contenues, et cachant sa tête blanche dans le sein de sa fille.

Jeane, malgré son inexorable résolution de terminer ses jours, trop lasse, disait-elle, ou plutôt trop faible, trop lâche, pour se réhabiliter par la vertu, préférant à cette noble réhabilitation la stérile expiation qu’elle demandait au suicide, Jeane, malgré son cruel égoïsme, car elle n’en pouvait plus douter, son père, déjà miné par le chagrin, ne survivrait pas au dernier coup dont il était vaguement averti par ses pressentiments, Jeane éprouve cependant autant de surprise que de compassion en songeant à l’étrange intuition de Delmare ; elle se reproche presque d’avoir voulu accomplir ce qu’elle regardait comme un devoir, en venant embrasser une dernière fois son père ; elle tâche cependant