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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/686

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— Tais-toi, Jeane, tais-toi ! ce que tu dis là est horrible, — répond Delmare tressaillant et cachant son visage entre ses mains, de crainte de rencontrer le regard de Jeane.

Il se rappelait que, ce soir-là même, durant son entretien avec Geneviève, ce vœu homicide s’était présenté à son esprit, bourrelé d’appréhensions à l’endroit de la destinée de Jeane.

Celle-ci, observant son père d’un coup d’œil pénétrant, fut certaine de ne pas s’être trompée, la veille, en disant à Maurice :

— Mon père ne me survivra pas, mais ma mort rendra son agonie tranquille.

Jeane reprit, tandis que Delmare restait dans un silencieux accablement :

— J’ai supposé un instant que tu préférais me voir morte plutôt que misérable et plongée dans la fange. Je voulais ainsi te prouver que je ne m’abusais pas sur les craintes que t’inspire mon sort ; je voulais, je veux, je dois te rassurer complétement, mon père.

— Comment cela ?

— Tu redoutes, n’est-ce pas, que, si je te survis, jeune encore et conservant quelques restes de beauté, n’ayant plus la vertu pour me défendre, habituée que je suis au désordre, poussée à bout par la détresse, je ne tombe dans une dégradation vénale, dont je n’ai pas eu, du moins jusqu’ici, à rougir.

— Jeane, je t’en conjure, assez… tu me désoles !

— Rassure-toi, mon père, je te le jure par ton amour pour moi… le serment le plus sacré qu’il me soit donné de faire… je jure que jamais je ne tomberai plus bas que je ne suis tombée !

— Ta résolution, en ce moment, est sincère, je sais la délicatesse de ton caractère, elle a survécu à tes égarements ; mais la misère, pauvre enfant, la misère !… Tu ne l’as jamais connue !… Ah ! tu ne sais pas quelles sont ses effroyables suggestions !

— Je te jure que jamais je n’aurai à redouter la misère.

— Soit, tant que j’existerai ; mais, après moi, de quoi vivras-tu ? Sera-ce de ton travail ? Tu ignores combien le salaire des femmes est insuffisant.

— Jamais je n’aurai besoin non plus de recourir à mon travail.

— Sur quelles ressources peux-tu donc compter ?

— Tu le sauras demain.

— Demain ?

— Oui, bon père, demain, tu auras la preuve absolue, irrécusable, que je n’aurai jamais à craindre ni la misère, ni la dégradation fatale qu’elle engendre, et, je le répète, que jamais, du moins, je ne tomberai plus bas que je ne suis tombée.