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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/7

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pain par jour. Sais-tu notre plus grosse dépense ? C’est le savon… parce que, sans reproche, tu es comme un déchaîné pour ce qui est du linge blanc ; mais, heureusement, le ruisseau coule au bout de notre clos, et j’ai encore bons bras au savonnage et bons yeux au repassage ; enfin, est-ce que tu ne dînes pas au moins deux ou trois fois par semaine au Morillon, chez cette brave famille Dumirail ? C’est encore là une fameuse économie… à quoi tu ne songes pas ! Et tu t’étonnes de ne pas dépenser davantage !… Ah ! mon pauvre fieu ! mon pauvre fieu ! tu n’as jamais su… et tu ne sauras jamais, vois-tu, ce que c’est que l’argent, et tu devrais pourtant le savoir, toi qui as mangé une fortune de plus de cent mille livres de rente… Bonté divine ! j’en ai la chair de poule quand j’y songe… cent mille livres de rente !…

— Que veux-tu, Geneviève ! « Les enfants sont généralement ce que les parents les font, » a dit un sage, et le sage avait raison ; mon excellent père m’adorait… — ajoute Charles Delmare jetant un regard attendri sur le portrait du vieillard à cheveux blancs. — Artisan de sa fortune, puisqu’il servait les maçons avant de devenir maître maçon, puis entrepreneur millionnaire, mon père mettait en moi son orgueil ; il vivait de peu par habitude, par goût, et j’étais son luxe, comme il disait. Le fils d’un grand seigneur n’a pas été plus soigneusement élevé que moi ; j’avais un gouverneur, les meilleurs professeurs de Paris ; mon appartement était splendide et complet, tandis que mon père occupait une seule chambre, à peine meublée d’un lit de fer, d’une table et de quelques chaises !…

― Pauvre cher monsieur ! il prétendait qu’il étouffait dans une chambre où il y avait des rideaux… c’était son idée, — reprend Geneviève, — sans compter qu’il aurait craint de brûler l’étoffe des beaux meubles avec le feu de sa pipe ou de salir les tapis en crachant dessus, vu qu’il chiquait abominablement, le digne homme ! Il était, du reste, en tout et pour tout, la simplicité en personne ; il avait pris un fameux cuisinier à cause des déjeuners, des dîners qu’il t’engageait à donner à tes amis… mais, quant à lui, il ne voulait rien autre chose que mon pot-au-feu à la bonne femme, avec un haricot de mouton ou du salé aux choux, son petit morceau de marolles par là-dessus, et il dînait comme un roi ! Il ne souffrait autour de lui d’autre domestique que moi, et il te donnait des gens pour te servir ; il sortait toujours à pied, avec ses gros souliers, son parapluie à carreaux sous le bras, tandis qu’à dix-huit ans, tu avais six chevaux dans ton écurie et deux mille francs par mois pour tes menus plaisirs.