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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/8

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— Oui, et, lorsque je lui disais : « Mon père, me voici pourtant à l’âge de choisir une carrière ! » que me répondait l’excellent homme dans son aveugle tendresse ? « Toi, mon enfant, prendre un état, travailler ? Allons donc ! tu plaisantes ! est-ce que je n’ai pas, moi, travaillé comme un manœuvre, mis sou sur sou pendant trente ans, afin que tu jouisses de la vie sans t’occuper de rien que de t’amuser ? On prend un état quand on a sa fortune à faire, la tienne est faite, profites-en largement ; tu ne sais pas le plaisir que j’ai, lorsque je me promène aux Champs-Élysées, ma pipe à la bouche, mes mains dans mes poches, et que je te vois conduisant ton phaéton, ou passer à cheval suivi de ton petit groom, et que tout le monde se retourne pour admirer ton cheval ou ton fringant équipage ! »

— C’est vrai, c’était là son plaisir, — ajouta Geneviève. — Combien de fois ce cher homme ne m’a-t-il pas dit en rentrant et se rengorgeant : « Ce n’est pas parce que je suis son père, mais mon Charles est le plus beau garçon de Paris !… et, parmi tous ces mirliflors des Champs-Élysées, ducs ou marquis, il n’en est pas un qui ait une plus jolie figure, une plus jolie tournure, de plus beaux chevaux que mon Charles ! Oui, oui, le fils de l’ex-maçon enfonce les ducs et les marquis, car il a l’air d’un prince. Sais-tu, Geneviève, que des dames charmantes se sont retournées à deux fois pour regarder passer mon garçon ? »

— Nourrice, nourrice, songe à mes cheveux gris ! — reprend Charles Delmare avec un sourire mélancolique ; — ils sont déjà loin, bien loin les beaux jours de ma jeunesse !

— Ça n’empêche pas que j’aime toujours à me rappeler ce temps là, moi !… ton brave homme de père était si heureux !… « Tu ne sais pas, Geneviève, — me disait-il d’autres fois en rentrant aussi fier que s’il avait la croix d’honneur, — tu ne sais pas ? Tantôt mon garçon m’a aperçu de loin aux Champs-Élysées ; pourtant, foi d’honnête homme, je ne me mettais pas en évidence, de peur d’être vu de lui et de le déranger dans sa promenade… je fumais ma pipe dans la seconde contre-allée, suivant de loin et de tous mes yeux mon Charles que j’admirais, lorsque, par hasard, il me reconnaît ; il descend aussitôt de cheval, le donne en main à mon domestique, accourt à moi, bon gré mal gré me prend le bras… Je veux mettre ma pipe dans ma poche ! Ah bien, oui ! il s’y oppose, me force de continuer de fumer puisque c’est mon plaisir, et nous avons, ma foi, bras dessus, bras dessous, monté et descendu deux fois l’avenue des Champs-Élysées comme une paire d’amis ! — Avouez, monsieur, — disais-je à ton père,